Le , par Tonio Borg
L’UNION EUROPÉENNE s’est tellement développée au cours des soixante-cinq dernières années, que nous oublions parfois les origines historiques et politiques de cette institution unique qui a évité les guerres et les conflits pendant plus d’un demi-siècle. L’Union sui generis s’est agrandie, a établi un marché unique, a garanti les quatre libertés la circulation des personnes, des capitaux, des services et des marchandises à 500 millions de personnes, mais a également protégé par le principe de subsidiarité la souveraineté de ses membres. Jetons tout d’abord un coup d’œil sur ses pères fondateurs, à savoir Monnet, Schuman, Adenauer et De Gasperi.
Les pères fondateurs
Jean Monnet est né dans une famille fortement catholique. Sa sœur a fondé l’Action catholique, à laquelle Monnet a contribué financièrement. En tant que fonctionnaire, il a contribué à la rédaction de la déclaration Schuman de 1950, du nom du ministre français des Affaires étrangères, Robert Schuman. Celui-ci était non seulement un catholique pratiquant, mais il a été déclaré vénérable par l’Église catholique en 2021. Le Vatican l’a décrit comme un homme de foi catholique : « Derrière l’action de l’homme public, il y avait l’intériorité de l’homme qui vivait des sacrements ; quand il le pouvait, il se rendait dans une abbaye, méditait la sainte Parole avant de trouver la forme de ses paroles politiques. » Alcide de Gasperi, un autre père fondateur, était lui aussi catholique pratiquant. Il a été déclaré « serviteur de Dieu » par l’Église catholique, la première étape du processus de béatification, un honneur accordé à peu d’autres hommes politiques du XXe siècle [1]. Il voulait que l’on se souvienne de lui comme d’un « homme de foi » plutôt que comme d’un « homme de pouvoir ». Enfin, Konrad Adenauer était un fervent catholique romain et membre du Deutsche Zentrumspartei, avant la guerre.
Les douze étoiles
Le fond bleu du drapeau de l’UE ressemble au ciel et symbolise la vérité et l’intelligence. C’est aussi la couleur traditionnellement utilisée pour représenter la Vierge Marie. Dans de nombreuses figurations de la Vierge, Stella Maris, Marie est couronnée d’un cercle de douze étoiles. En 1987, après l’adoption du drapeau par la Communauté européenne, Arsène Heitz (1908-1989), l’un des dessinateurs qui avaient soumis des propositions pour le dessin du drapeau, a révélé son inspiration religieuse. Selon lui, le cercle d’étoiles s’inspire de la tradition iconographique qui présente la Vierge Marie comme la Femme de l’Apocalypse, coiffée d’une « couronne de douze étoiles » [2].
Quoi qu’il en soit, il est difficile de comprendre comment l’UE peut considérer la destruction d’embryons humains et l’avortement comme un droit fondamental. Par droit fondamental, on entend un droit si élémentaire qu’aucun État membre ne peut le rejeter ou le refuser, comme le droit à la vie ou la liberté d’expression. Cette initiative de considérer l’avortement comme un droit fondamental au sein de l’UE se heurte à plusieurs objections d’ordre juridique, politique, éthique, historique et liées au traité de l’UE.
Objections juridiques
Commençons par les objections juridiques. Aucun instrument international relatif aux droits de l’homme n’a jamais reconnu l’avortement comme un droit fondamental. En effet, le seul traité international relatif aux droits de l’homme qui traite de l’avortement de manière indirecte affirme exactement le contraire. L’article 4 de la Convention américaine des droits de l’homme dispose que « toute personne a droit au respect de sa vie. Ce droit est protégé par la loi et, en général, dès le moment de la conception ». Pendant des décennies, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme a tenté d’interpréter le droit à la vie privée en référence au droit de mettre fin à une grossesse. La Cour a refusé une telle interprétation et a autorisé les États membres à réglementer la question. Interdire ou autoriser l’avortement n’enfreint pas la Convention européenne. En effet, dans une affaire [3], la Cour européenne n’a même pas accepté que le droit au mariage comprenne le droit de divorcer et de se marier une seconde fois, sans parler de l’interruption de grossesse.
Sous l’angle du droit européen de l’UE, la proposition va tout d’abord à l’encontre de l’idée même d’une « fédération d’États souverains » telle que l’ont souhaitée les pères fondateurs. Les traités ne peuvent être modifiés qu’à l’unanimité et aucune institution de l’UE n’a le pouvoir ou la compétence de promouvoir l’avortement. Il s’agit d’une question laissée exclusivement entre les mains des États membres sur la base du principe de subsidiarité. L’architecture de l’Union européenne repose sur trois piliers : (a) les questions qui relèvent exclusivement du centre de l’UE, telles que la concurrence au sein du marché unique ; (b) les questions qui relèvent de la coresponsabilité du Parlement européen et du conseil des ministres sur la base d’une législation proposée exclusivement par la Commission ; et (c) les questions qui relèvent exclusivement des États membres ; l’avortement et l’euthanasie, conformément aux traités, relèvent de la responsabilité entière et exclusive des États membres.
Historiquement, une proposition visant à forcer les États membres à accepter l’avortement va à l’encontre de la pensée et de la vision des pères fondateurs ; non seulement parce que lorsque l’UE a été fondée, même les questions relevant de la compétence des organes législatifs nécessitaient l’unanimité, mais aussi parce que les pères fondateurs, bien que favorables à la mise en œuvre d’une souveraineté commune des États membres pour le bien commun de l’Europe, n’ont jamais envisagé l’UE comme une institution qui absorberait complètement la souveraineté de ses membres.
Le principe de subsidiarité
Enfin, compte-tenu des fortes convictions catholiques des pères fondateurs de l’UE, il serait absurde de penser qu’ils n’aient jamais prédit ou envisagé que l’avortement soit un droit fondamental au sein de l’UE. Au contraire, ils considéraient le droit à la vie et d’autres droits humains fondamentaux comme essentiels à l’intégration de l’Europe, ce qui explique pourquoi tous les membres fondateurs de l’UE étaient également les pères fondateurs du Conseil de l’Europe, basé à Strasbourg, dont la plus grande réalisation a été l’élaboration de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et un mécanisme régional de mise en œuvre pour obliger politiquement les États membres à respecter les droits fondamentaux. L’avortement n’en fait pas partie.
Les tentatives d’introduction d’un droit fondamental à l’avortement ont bien sûr créé une pression politique pour changer la méthode actuelle de prise de décision. Compte tenu des réalités politiques actuelles dans les États membres, je ne pense pas que les traités puissent être modifiés dans un avenir prévisible pour réduire le principe de subsidiarité et retirer aux États la compétence exclusive dont ils jouissent actuellement dans plusieurs domaines, y compris l’avortement. D’ailleurs, je trouve ironique que la proposition française d’introduire un droit fondamental à l’avortement dans l’UE, qui signifierait qu’aucun Etat membre ne peut refuser d’introduire un tel droit, n’ait même pas été approuvée par le corps législatif du pays qui l’a proposée, à savoir le Sénat français [4] !
Cependant, la résolution du Parlement européen du 7 juillet dernier visait à accroître la pression dans un domaine où les institutions de l’UE n’ont aucune compétence. Cette résolution va à l’encontre du principe de subsidiarité. Tout en proposant un amendement à la Charte des droits de l’homme de l’UE pour inclure l’avortement comme un droit humain fondamental, elle critique le renversement de la décision Roe vs Wade, qui, incidemment, place les États-Unis, en ce qui concerne l’avortement, sur la même position que celle qui prévaut légalement dans l’UE, telle que cristallisée par la Cour européenne des droits de l’homme, à savoir que chaque État des États-Unis et chaque État membre de l’UE ont le droit de décider eux-mêmes de la question de savoir s’ils autorisent ou non l’avortement.
Une forme de dictature ?
Il existe également d’autres moyens d’imposer des difficultés et des contraintes à ceux qui ne partagent pas ce point de vue. Lors de mon audition en vue de ma nomination au poste de commissaire européen en novembre 2012, j’ai dû faire face à un barrage de questions sur l’avortement et sur mes opinions publiques contre l’avortement en tant que catholique pratiquant, même si, en tant que commissaire, je n’avais pas le droit, en vertu de la législation européenne, de m’opposer à l’avortement ou de le promouvoir au sein de l’UE. Tout en restant fidèle à mon point de vue, j’ai souligné le fait que les traités ratifiés par le Parlement européen lui-même n’accordaient aucun pouvoir à la Commission sur ces questions. La seule raison pour laquelle cette question a été soulevée lors de mon audition était donc d’envoyer le message qu’aucun catholique pratiquant ne peut être nommé commissaire européen. Certes, le catéchisme de l’Église catholique affirme ceci : « L’avortement direct, c’est-à-dire l’avortement voulu comme fin ou comme moyen, est gravement contraire à la loi morale. » Cela signifie qu’un catholique pratiquant ne peut pas être en faveur de l’avortement. Cependant, si le fait d’être catholique pratiquant empêche de devenir commissaire européen, il s’agit d’une forme de dictature de la majorité sur des millions de catholiques européens qui, simplement parce qu’ils ont une foi particulière, sont exclus de postes importants au sein de l’UE, non pas parce qu’ils ne sont pas compétents, efficaces ou bien préparés, mais simplement parce qu’ils ne partagent pas le point de vue du Parlement européen sur une question qui n’est pas de son ressort, ni d’ailleurs de toute autre institution de l’UE !
Il me vient à l’esprit les paroles de John F. Kennedy lors de la campagne présidentielle de 1960, lorsqu’il a été confronté à l’opposition de certains qui estimaient qu’un catholique n’était pas apte à occuper le poste de président d’un pays majoritairement protestant, les États-Unis. Dans son célèbre discours de Houston, en septembre 1960, il a déclaré : « Si cette élection est décidée sur la base du fait que 40 millions d’Américains ont perdu leur chance d’être président le jour de leur baptême, c’est toute la nation qui sera perdante, aux yeux des catholiques et des non-catholiques du monde entier, aux yeux de l’histoire et aux yeux de notre propre peuple. » Qu’en serait-il par exemple si l’on appliquait cette opposition aux personnes pratiquant leur foi, comme celle d’un musulman pratiquant proposé comme commissaire européen ? Pour citer à nouveau le discours de Kennedy, « car si cette année, c’est peut-être un catholique qui est pointé du doigt, d’autres années, cela pourra et ce sera peut-être à nouveau un juif, un quaker, un unitarien ou un baptiste. »
Le refus des législateurs de l’UE de faire, lors de la discussion du traité de Lisbonne, ne serait-ce que la moindre référence au fait historique que l’Europe s’est construite sur des valeurs chrétiennes, et l’interdiction de tout ce qui s’apparente à la culture chrétienne, y compris l’installation de crèches pendant la période de Noël dans les locaux de l’UE, est une négation de notre ADN, de notre histoire et de nos traditions. Introduire des points de vue controversés et tenter d’exercer une pression politique pour les imposer à tous les États membres va à l’encontre de l’esprit et des intentions des pères fondateurs. Schuman, De Gasperi et Adenauer doivent se retourner dans leur tombe en voyant les tendances et les développements actuels de l’Union européenne !
[1] Joan Carroll Cruz, Saintly Men of Modern Times (Huntington, IN: Our Sunday Visitor Publishing, 2003, 30.
[2] Carlo Curti Gialdino, I Simboli dell’Unione europea, Bandiera – Inno – Motto – Moneta – Giornata. Roma: Istituto Poligrafico e Zecca dello Stato S.p.A., 2005., p. 80–85.
[3] Johnston v. Ireland (ECHR), (18 December 1986).
[4] Un vote du Sénat français le 1er février 2023 a toutefois adopté un amendement favorable à l’inscription de l’avortement dans la Constitution comme une « liberté », mais non comme un « droit » (Ndt).
Auteur de l'article
Tonio Borg
Malta | Former Deputy Prime Minister, former European Commissioner for Health and Consumer Policy.
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