Le , par Rémi Brague
Le fondement de la civilisation européenne est une vision de l’homme sur laquelle pèse une terreur douce, qui empêche de poser les vraies questions. Sans libération des intelligences, l’Europe compromet son avenir. Communication au colloque de Paris, palais du Luxembourg, 23 février 2019. —
LA PLATEFORME CULTURELLE que nous lançons se situe dans le sillage de l’initiative citoyenne One of us qui, il y a déjà cinq ans, demandait le respect de la vie humaine sur tout le parcours de celle-ci, de la conception à la mort naturelle. On se souvient qu’elle se situait déjà au niveau européen, et qu’elle avait recueilli près de deux millions de signatures.
Nous nous proposons aujourd’hui d’élargir la perspective et d’aller jusqu’aux fondements de notre engagement, c’est-à-dire de tirer au clair la conception que nous nous faisons de l’homme pour le dire en termes un peu prétentieux, notre anthropologie. Celle-ci n’est pas un folklore qui serait propre à une tribu en voie d’extinction. Elle est au contraire le fondement sur lequel reposait, qu’on le sache ou non, qu’on le veuille ou non, la civilisation dont nous avons la chance d’être les héritiers.
L’idée de liberté
1/ Nous avons choisi de mentionner, dans le titre de cette rencontre, l’idée de liberté, et même la tâche d’une libération. Il s’agit, selon nous, de « libérer les intelligences européennes ». Ce qui suppose que des pouvoirs sont à l’œuvre, qui s’attachent à les asservir.
Et en effet, on peut sentir un peu partout une sorte de terreur intellectuelle en faveur de certaines représentations du monde et de l’homme. C’est une terreur douce, non sanglante, une terreur soft. Elle reste discrète, mais d’autant plus efficace. Elle agit, par exemple, en excluant par avance certaines questions. Ainsi, chaque fois que l’on parle d’un débat « sans tabous », il y a fort à parier que cela veuille dire que toutes les questions seront abordées — à l’exception, bien entendu, de celles qui pourraient fâcher.
Cette terreur agit en sacralisant certaines prétendues « avancées », supposées irréversibles, bloquées comme elles le sont par un cliquet sur la roue dentée de l’Histoire. Au niveau des institutions, elle s’arrange pour que l’argent public subventionne les organisations qui travaillent dans le bon sens, c’est-à-dire souvent contre le bon sens… Au niveau des personnes, elle livre ceux qui posent lesdites questions gênantes aux ricanements sur ordre des médias et à la culpabilisation systématique par nos bons apôtres à l’esprit d’ouverture. Elle promeut la carrière de ceux qui pensent bien, alors qu’elle bloque celle des dissidents qui pensent, tout court. Elle donne le plus large écho aux idées reçues, elle les répercute à l’infini, alors qu’elle tue par le silence celles qui s’écartent du droit chemin.
Les intelligences européennes
2/ J’ai dit « libérer les intelligences ». Car il s’agit bien des intelligences.
Je n’ai pas dit : lever les inhibitions et donner libre cours aux passions. Que celles-ci soient tristes ou gaies étant ici de peu d’importance, car il y a aussi des imbéciles heureux.
Je n’ai pas dit : se laisser emporter par tous les fantasmes. Les réseaux sociaux les véhiculent sans contrôle et sous le couvert d’un anonymat qui permet de donner libre cours à son envie, à son ressentiment, voire à sa haine. Ces fantasmes sont manipulés par quiconque veut conquérir ou conserver le pouvoir.
Je n’ai pas dit non plus : se laisser envahir par des sentiments, que ceux-ci soient de culpabilité morose envers le passé, et donc paralysants, ou qu’ils soient au contraire d’exaltation imprudente devant l’avenir radieux que nous promet la puissance réelle ou rêvée de la technologie.
J’ai parlé des intelligences européennes. L’usage de cet adjectif ne vise nullement à limiter l’intelligence à une époque de l’histoire ou à un espace géographique, encore moins à une race. Il ne prétend rien de plus que prendre acte d’un fait : c’est dans le monde européen, augmenté de ses pseudopodes dans le reste du globe, que la terreur intellectuelle dont j’ai parlé se laisse observer. Et, s’il est vrai que ce qui sauve croît précisément là où le danger culmine, c’est là aussi que nous avons une chance d’œuvrer pour la libération. Si l’Europe, « petit cap de l’Asie » reste encore capitale —peut-être pour pas très longtemps…, si l’Europe reste la tête pensante du monde, et si le proverbe est vrai selon lequel la tête est ce par quoi le poisson pourrit, alors il se trouve que nous avons notre place juste là où tout risque de se décomposer. Cette malchance peut devenir une occasion. Quoi qu’il en soit, elle nous fait un devoir d’intervenir.
L’héritage de la raison
3/ Nous ne sommes pas les premiers à sentir peser sur nous une telle tâche et à entreprendre un tel travail. À vrai dire, il sera probablement sans cesse à reprendre, comme l’histoire nous apprend qu’il l’a été, peut-être depuis toujours.
En tout cas, notre tentative se replace dans un héritage déterminé. Celui de ceux qui, tout au long de l’histoire, ont défendu la raison, la liberté et la dignité de chaque homme. Ces héros n’ont pas attendu notre vache sacrée historiographique, les « Lumières ». Ou plutôt, la lumière n’a pas attendu le siècle qui a cru en avoir le monopole et n’a cessé de s’en vanter.
Quelques noms peuvent nous rafraîchir la mémoire : celui de saint Grégoire de Nysse qui, au IVe siècle, protesta contre l’esclavage, car comment asservir une créature faite à l’image de Dieu ? ; celui du Pape Innocent III qui, au début du XIIIe siècle, sonna le glas de l’ordalie, bien mal appelée « jugement de Dieu », en interdisant aux clercs d’y participer ; celui des jésuites allemands Adam Tanner et Friedrich von Spee, qui, au début du XVIIe siècle, s’élevèrent contre les procès de sorcellerie et s’opposèrent à l’usage de la torture, qui extorquait des aveux toujours trop conformes aux attentes des juges.
Plus tard, après la Révolution, les guerres de l’Empire et les débuts sauvages de l’industrialisation, nous revendiquons aussi des ancêtres. Ainsi, les grands enquêteurs qui décrirent la misère des familles ouvrières, les parlementaires qui firent voter les premières lois sur le travail des enfants, les travailleurs qui rétablirent la protection que les corporations leur avaient assurée jusqu’à leur abolition en 1791, en lui donnant la forme nouvelle des syndicats.
Réaffirmer les évidences
4/ Aujourd’hui, ce en faveur de quoi nous nous engageons — la vie, la raison, la liberté, l’égale dignité de tout homme — tout cela pourrait passer pour des évidences, si ce n’est des banalités. Peut-être y eut-il jadis un temps béni où ces principes étaient paisiblement possédés et partagés. Personne ne les remettant en question, il n’était nul besoin de les défendre, ni même de leur donner une formulation explicite.
Ces principes, il fallait seulement les faire respecter. Cela se faisait d’ailleurs tant bien que mal, et souvent plutôt mal que bien. L’examen de conscience et la repentance pour les fautes commises par notre civilisation, et parfois au nom même de la civilisation, voilà une très bonne chose. Encore faut-il qu’elle ne nous masque pas l’opportunité de battre notre coulpe sur notre poitrine à nous et non, commodément, sur celle de nos ancêtres.
Quoi qu’il en soit de cette image du passé, il est de fait que nous vivons à une époque où il faut réaffirmer les évidences, redire des platitudes, et où l’on ne peut le faire sans risquer gros. Il y a déjà un peu plus d’un siècle, Chesterton l’avait prophétisé : un temps viendra où l’on allumera des bûchers pour y brûler ceux qui osent rappeler que deux et deux font quatre, où l’on devra tirer l’épée pour défendre le droit de dire que, l’été, les feuilles sur les arbres sont vertes. Nous y sommes.
La liberté, pour quoi faire ?
5/ Libérer les intelligences, ai-je dit. Mais la liberté pour quoi faire ? Eh bien, en un sens, pour ne rien faire de particulier. La liberté est une fin en soi. Une liberté qui « servirait » à quelque chose, une liberté qui serait donc au service, servante, voire servile, serait contradictoire et se détruirait elle-même. Saint Paul l’écrivait déjà dans son épître aux Galates : « Le Christ nous a libérés pour la liberté ».
La liberté consiste pour chaque chose à être soi-même, à être ce qu’elle est, à aller jusqu’au bout de tout ce qu’elle peut être. Ici, cette liberté est celle des intelligences. Si celles-ci sont invitées à se libérer, c’est tout simplement pour faire ce pour quoi les intelligences sont faites : Chercher la vérité, la comprendre, et la dire. Non pas au sens de ce « chacun sa vérité » que l’on ne cesse de nous seriner et dont on voudrait qu’il devienne, paradoxalement, l’opinion commune. Non pas la vérité d’un pays, d’une civilisation, d’une époque, d’une classe d’âge, d’un sexe et, entre autres, surtout pas celle d’une Église. Mais la vérité de toute personne, la vérité que tous peuvent partager, celle autour de laquelle une authentique communauté peut se rassembler dans la paix.
Nous ne défendons aucun groupe, même pas celui ou ceux au(x)quel(s) il se trouve que nous appartenons par notre naissance ou par nos choix. Le seul club dont nous nous reconnaissions membres, non d’ailleurs sans fierté, est le genre humain. Nous ne défendons les intérêts de personne de particulier, et surtout pas les nôtres. Contrairement à ce qu’on voudrait faire croire, nous ne roulons pas pour nous-mêmes. Bien au contraire, nous cherchons à étendre la protection à ceux qui ne peuvent même pas encore, ou qui ne pourront jamais, ou qui ne peuvent plus, faire valoir eux-mêmes leurs droits.
Dans un silence assourdissant
6/ C’est à ceux-ci que nous prêtons notre gosier puisque nous, nous sommes en mesure de parler. Serons-nous écoutés ? Ce n’est pas notre faute si notre faible voix détonne dans le concert. C’est d’ailleurs le plus souvent un concert silencieux. C’est le silence assourdissant de tous ceux qui sentent confusément qu’ils devraient prendre la parole. Mais, comme ils se croient seuls à voir ce qu’ils voient et à penser ce qu’ils pensent, ils se laissent intimider et préfèrent laisser le micro aux endormeurs et aux menteurs.
Pourquoi prenons-nous la parole ? Nous n’avons pas choisi de nous sentir responsables, quel que soit notre nombre, de ce qui concerne tous les hommes. Nous n’avons pas choisi de nous sentir en devoir de parler. Nous n’avons qu’une peur, c’est que les générations futures, pour peu qu’il y en ait, nous accusent de non-assistance à civilisation en danger. Malheur à nous si nous nous taisons !
Auteur de l'article
Rémi Brague
France | Philosophe, membre de l'Institut de France (Académie des sciences morales et politiques).
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