Le , par Jaime Mayor Oreja
L’UNE DES ERREURS les plus graves que nous pourrions commettre face à la pandémie de coronavirus serait de nous limiter à analyser et à décrire ce fléau, en oubliant le passé plus ou moins récent et, en même temps, en prenant nos distances par rapport à l’avenir, aux conséquences sociales et aux débats que nous aurons très certainement au sein de notre société. Non seulement nous devons nous concentrer sur le présent, mais nous avons aussi l’obligation d’approfondir « d’où nous venons » et « où nous allons ».
Le fait qu’aujourd’hui nous soyons myopes, confus, voire à certains égards aveugles face à ce nouvel et imprévisible défi pour notre génération est une vérité incontestable. Pas besoin d’être surpris, c’est logique, c’est normal. Mais personnellement et collectivement, nous avons l’obligation d’offrir une certaine lumière, aussi faible et limitée soit-elle, à partir de ce que chacun de nous reçoit comme leçons de vie face à l’irruption de la pandémie. Même très modestement, chacun d’entre nous a appris et intériorisé quelque chose de cette nouvelle situation, et nous ne devrions pas le cacher ou avoir honte de le faire en raison de nos propres doutes face à un pronostic difficile. Au contraire, nous devons l’énoncer, l’expliquer et le communiquer.
1. Le stade pré-pandémique
La Plateforme culturelle européenne One of Us, les intellectuels et les chercheurs qui en font partie, ont mis en évidence la profondeur de la crise que nous traversons. En de nombreuses occasions, avec des accents, des mots et des expressions différents, nous avons diagnostiqué la gravité de cette crise. L’échec de l’homme moderne, la crise de civilisation, la fin d’une étape historique après la Seconde Guerre mondiale, le désordre comme caractéristique principale et croissante de notre société, la crise anthropologique, la supériorité implacable du mensonge sur la vérité, le manque croissant de références permanentes, un relativisme aux accents totalitaires, ont ainsi été relevés par la Plateforme One of Us comme des signes emblématiques de l’état de nos sociétés. Le manifeste de lancement de la Plateforme pour la défense de la dignité de la personne humaine est la meilleure confirmation de ce diagnostic de rupture et de fractures dans les équilibres indispensables d’une société comme la nôtre, altérant la nature et la dignité de la personne. Ce déséquilibre dans « l’ordre social » a transformé dans ses racines la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 en une nouvelle déclaration de droits supposés nouveaux, contraires à la dignité humaine. Il convient également de rappeler aujourd’hui que la première initiative de cette Plateforme a été la mise en place d’un Observatoire des valeurs, d’un Observatoire de la crise et du désordre dans la sphère européenne travaillant à partir d’un diagnostic dans chacun de nos pays.
Il ne s’agit pas de profiter des circonstances dramatiques que nous connaissons pour imposer nos convictions les plus profondes. Il ne s’agit pas de donner raison au dicton espagnol : Aprovechando que el Pisuerga pasa por Valladolid (« Profitons que la rivière Pisuerga traverse Valladolid »). Non, l’objectif de la Plateforme est qu’au moins nous n’oubliions pas « d’où nous venons », comme c’est le cas aujourd’hui et de manière généralisée dans les médias. Le virus est la manifestation extrême d’un désordre, mais celui-ci était annoncé et dénoncé comme une réalité sans équivoque. Si avant le virus, il était déjà nécessaire de « rectifier » notre mode de vie, après la pandémie et ses conséquences sociales, cette nécessité l’est davantage. Si la supériorité du mensonge sur la vérité était un élément dominant hier, ce sera un suicide demain si cette domination se poursuit. Le dogmatisme excessif de ceux qui, avec arrogance, demeuraient déterminés à ridiculiser et à persécuter toutes les expressions et manifestations fondées sur la transcendance et la foi chrétienne, comme en témoignent une multitude de lois, de directives, de résolutions législatives et gouvernementales, doit cesser.
En analysant la situation antérieure à la pandémie, nous ne pouvons que continuer à promouvoir un réarmement moral, en essayant de convaincre le plus possible, du point de vue de la raison, que le mépris actuel pour la dimension religieuse de l’homme ne peut pas continuer, que la suprématie écrasante de la matière sur l’esprit ne mène à aucun progrès. C’est dans ce contexte de démarrage de l’activité de notre Plateforme, sur la foi d’un diagnostic certainement inquiétant, que la pandémie actuelle fait irruption.
2. Le coronavirus aujourd’hui
La première grande question à nous poser est de savoir s’il y a eu ou non un changement dans notre attitude personnelle face à l’expérience que nous vivons actuellement. Ce virus est-il en train de changer notre conscience, notre attitude face à la vie ? Cet examen de conscience est-il déjà une réalité dans notre vie ou au contraire, l’idée s’est-elle imposée que la pandémie sera purement circonstancielle et qu’elle ne modifiera pas notre approche de notre mode de vie ? En bref, nous devons nous demander si notre objectif principal est non de changer, mais d’atteindre le niveau et le mode de vie que nous connaissions avant la pandémie. Cela signifie que la principale contribution que nous pouvons apporter aujourd’hui depuis la Plateforme et au niveau personnel est de nous interroger sur les changements profonds ou superficiels que nous vivons en nous-mêmes, afin de pouvoir ensuite les expliquer et les communiquer à l’ensemble de notre société. Ce doit être notre service principal aujourd’hui.
Combien de fois avons-nous répété avant la pandémie que la crise est dans la personne, et donc que la solution sera aussi dans la personne, dans un changement d’attitude personnelle. Commençons par nous-mêmes, par moi-même, en essayant d’expliquer ce que ces semaines de confinement ont le plus changé en moi. Tout d’abord, je reconnais que le degré et la perception de nos limites, tant dans la sphère personnelle que collective, se sont accentués en moi. Avec quelle facilité un simple virus a-t-il mis notre société « sens dessus dessous », sans défense, sans sécurité, recroquevillée, pleine d’incertitudes, alors qu’elle semblait si sûre d’elle-même, installée et forte de son relativisme aux accents autoritaires ! Un relativisme à la fois si implacable et si méprisant pour ce qu’il considère comme les entraves du passé, entraves qu’il faut détruire pour ne pas perturber le progrès du présent et de l’avenir. Le virus nous a obligés à nous enfermer, à nous cacher dans nos maisons, probablement avec raison.
Cette réflexion m’amène à une deuxième considération : la peur s’est emparée de nous et la mort si lointaine s’est rapprochée de notre vie, et nous avons le sentiment qu’elle est plus proche que nous ne le pensions hier.
Ma troisième considération personnelle est que, d’une manière ou d’une autre, j’ai modifié en moi une certaine hiérarchie des valeurs. Nous valorisons davantage ce que nous n’appréciions pas auparavant avec la même intensité. Nous ne pensons plus que les questions auxquelles nous accordions une grande importance hier en aient une désormais. Aujourd’hui, j’apprécie plus que jamais la valeur de la vie, le goût de vivre, l’importance de la famille et des proches, l’exemple de notre fille, médecin, qui demeure loin de ses parents par crainte de ne pas les infecter. Aujourd’hui, j’apprécie et je cherche plus que jamais le sens de la dimension religieuse et spirituelle de notre vie quotidienne.
Dans la mesure où nous sommes capables d’aller plus loin, de consacrer un peu de temps à ce que cette épidémie de coronavirus a changé en nous, nous pourrons transmettre une certaine conviction au reste de notre société. Si, en revanche, il n’y a qu’un sentiment éthéré et superficiel dans cette réponse à notre question, nous ne pourrons contribuer à influencer notre société dans son ensemble.
Il y a aussi d’autres considérations que ce virus a soulevées en moi, cette fois-ci dans l’arène publique. Ce virus nous a rapprochés de la possibilité d’autodestruction des êtres humains, au-delà du fait que ce virus peut ou non provenir d’un laboratoire militaire chinois. Ce dont nous devons être convaincus, c’est qu’à l’avenir, certains esprits pervers ont pu se rendre compte du caractère perturbateur d’un tel phénomène. En définitive, cette tâche personnelle de nature intérieure doit être le premier grand objectif des membres de la Plateforme. L’échange d’impressions et de réflexions de tous ses membres sur cette question doit être encouragé et favorisé, en commençant par rendre explicite ce qui a changé en nous.
3. Débats pour l’avenir
Si la situation pré-pandémique était marquée par le manque d’équilibre de notre société, si la pandémie a augmenté le désordre, il n’est pas risqué de prédire que nous allons vivre un grand débat sur le modèle de la société occidentale. Il est évident que la pandémie ne s’épuisera pas d’elle-même. Si celle-ci a été précédée d’une grande crise morale, si l’horizon immédiat est celui d’une crise économique et sociale sans précédent pour notre génération, ce qui est certain, c’est qu’elle va mettre sur la table et favoriser un grand débat sur le modèle de société de notre avenir.
Comme je l’ai répété, nous ne sommes pas devant une photographie figée, ni devant le seul débat lié à la réponse des gouvernements à la pandémie, qui sera finalement la moins pertinente. Nous devons anticiper, imaginer et comprendre les grands débats qui vont s’accélérer dans notre société dans les années à venir. Le coronavirus sera le catalyseur et le déclencheur de ce grand débat social sur le sens et la nature d’une société occidentale et démocratique aujourd’hui, un débat qui, par ailleurs, est devant nous depuis longtemps. Le réveil après cette épidémie de coronavirus va être amer, traumatisant, dramatique pour de nombreux Européens. Il est également vrai que l’intensité et le caractère dramatique de ce débat ne seront pas les mêmes selon les pays européens. Dans certains pays comme l’Espagne, le débat sur le modèle de société va prendre une dimension cruciale qui va dangereusement polariser les Espagnols politiquement et socialement. Je n’ose pas prédire le degré de rancœur et de polarisation dans les autres pays européens. Que personne ne se rassure en pensant que ce débat ne sera pas crucial dans son pays. Il est certain qu’il le sera, et qu’il arrivera tôt ou tard dans tous les pays européens, alors que certains en sont déjà à l’avant-garde. L’histoire nous apprend que ces débats ne sont pas clos ni ne se limitent à un pays ou à un autre. Je tiens à souligner que la Plateforme est européenne, et que sa dimension est justifiée, même si cela complique notre tâche en raison des différents rythmes du débat social qui se déroulera en son sein.
Je termine par une série de risques que l’on peut déduire de ces lignes :
Le premier risque est que rien ne change dans nos consciences, que nous renoncions de manière inexcusable à un examen de conscience personnel ou collectif, et que par conséquent la nécessité d’un processus de correction ne soit pas comprise. Comme je l’ai déjà dit, notre principal échec serait que le grand objectif de la majorité soit simplement d’aspirer à vivre comme avant. C’est-à-dire de fermer la porte à la régénération, à la correction, au changement et à la transformation, en commençant par soi-même.
Mais il ne fait aucun doute qu’à ce risque s’ajoutent d’autres risques majeurs dans le domaine social : la polarisation maximale dans certains secteurs de notre société, le désir du retour de régimes beaucoup plus autoritaires, la perte de la valeur de la liberté, les solutions collectivistes associées en même temps à l’égoïsme individualiste, et aussi le débat sur le sens et la raison de l’Union européenne. Nous devrons commencer cette réflexion en soulignant que l’accent mis par cette Plateforme sur la défense de la dignité humaine était juste. Nous ne nous sommes pas trompés sur le titre du Manifeste de la Plateforme. Nous ne nous sommes pas trompés quand nous avons aussi apprécié à la fois la dimension de la crise et du désordre européen, quand nous avons mis en place un Observatoire des valeurs, un Observatoire de la crise. Si nous étions dans la bonne direction, il nous faut mettre à jour le contenu de nos réflexions, ainsi que les activités à développer. Cette Plateforme doit nécessairement être plus présente que jamais dans les différents débats liés au modèle de société qui vont s’ouvrir dès à présent.
Auteur de l'article
Jaime Mayor Oreja
España | Président de la Fédération One of Us, ancien ministre.
Ses publications