Le , par Jaime Mayor Oreja
LE PHILOSOPHE français Fabrice Hadjadj, dans son excellent livre L’Aubaine d’être né en ce temps (Éd. de l’Emmanuel) nous rappelle que l’une des manifestations les plus retentissantes de la profondeur de la crise est que défendre l’évidence est la chose la plus difficile dans notre société actuelle. Plus une réalité est évidente, plus elle est difficile à défendre. Le diagnostic d’Hadjadj va comme un gant à l’analyse de la nature, de l’attitude et du comportement de l’actuel gouvernement espagnol : un véritable « Front populaire ».
Un long processus
L’accord du PSOE, de Podemos et de Bildu sur l’abrogation de la réforme du travail a provoqué la surprise et l’agitation dans l’arène politique et sociale. Nous n’avons pas le droit d’être surpris, car cet accord est absolument logique et cohérent avec la nature et l’évolution d’un long processus commencé avec l’accord-cadre signé entre M. Rodríguez Zapatero et l’ETA. Rappelons que selon cet accord, l’ETA devait cesser ses assassinats et que Rodríguez Zapatero offrait en retour une autre société, un changement radical et profond dans l’ordre social, territorial et moral de l’Espagne.
Trois évidences pour commencer : il existe un processus, nous avons installé un « Front populaire » au sein du gouvernement dont l’alliance n’a rien à voir avec la pandémie, il doit seulement être placé au cœur de ce processus. Chaque jour qui passe, le caractère et le sens du Front populaire qui nous gouverne, devient plus évident, alors que néanmoins, dans chacune de ses expressions concrètes, l’absence de diagnostic sur la racine, la nature et la profondeur de cet accord-cadre chez beaucoup d’entre nous devient évidente.
Un front de rupture
Lorsqu’un Front de rupture est capable d’émerger, de s’installer en gouvernement, d’enterrer notre transition démocratique et surtout de remplacer un ordre social par un autre, rien n’arrive par hasard ou de manière improvisée, encore moins comme une apparente maladresse. Chacune de ces mesures fait partie d’un ensemble, d’un plan, d’une stratégie. Les fronts, difficilement présentables publiquement tant ils sont tordus, sinueux et opaques, doivent toujours, après chacune de leurs initiatives tenter de se dissimuler, de se cacher, bref de trompe.
Nous ne devons jamais oublier que ce processus couvait en Espagne au moins depuis 2004. Depuis, il a mûri, et surmonté des situations certainement difficiles, comme une défaite électorale en 2011. Mais il a résisté et, loin de disparaître, il est plus vivant que jamais. Notre plus grande erreur serait donc de le mépriser, tant pour son envergure que pour son danger, en croyant simplement que la mauvaise gestion de la pandémie le condamnera.
Nous ne pouvons pas le juger ni l’estimer comme un simple gouvernement de coalition, ou même comme un « gouvernement Frankenstein », car il est bien plus. Nous sommes gouvernés, ou plutôt non-gouvernés, par un processus qui a conduit à la motion de censure de Mariano Rajoy en 2018, au « procès » catalan, au gouvernement entre nationalistes, membres de « Podemos » et socialistes de nombreuses régions et municipalités, ainsi qu’au gouvernement actuel du Front populaire en Espagne.
Un virus intérieur
La pandémie, le drame que nous subissons, c’est-à-dire un virus extérieur, ne figurait évidemment pas dans ses plans et ses prévisions, mais cela ne va pas du tout l’altérer. Au contraire, celle-ci va être le catalyseur et l’accélérateur d’un grand débat sur notre modèle de société, sur ce qui va vraiment être remis en question après la crise sociale profonde que nous allons vivre dans l’horizon immédiat. À mesure que nous nous éloignerons du pic de mortalité et de contagion, le processus préalable à la pandémie décrit ci-dessus, véritable virus intérieur qui nous avait déjà mis dans le désordre, se fera de plus en plus sentir.
Ce Front populaire n’a pas cessé de fonctionner, c’est une autre évidence, car c’est le seul projet politique et social établi dans notre société sous le leadership du président Sanchez comme en son temps Rodriguez Zapatero l’a fait, ne nous leurrons pas. Les désaccords entre les membres du gouvernement — dont je ne nie pas l’existence —, les difficultés avec les vétérans du Parti socialiste et les présidents socialistes des régions autonomes, que je ne nie pas non plus, sont anecdotique et ne vont pas modifier le processus qui demeurera. Toutes les pièces du puzzle frontiste, sans exception, ont besoin de l’existence du processus, elles ne peuvent pas vivre sans lui. Abandonnons tout espoir sur ce terrain. Et ceux d’entre nous, en politique et au-delà, qui sont affligés par cette déraison, cette nouvelle absurdité historique, devraient concentrer exclusivement leurs efforts sur la recherche et la définition d’une alternative, tant dans le domaine politique que culturel.
Ce n’est pas une coïncidence si le leader et chef d’orchestre du Front populaire, c’est-à-dire le Président Sanchez, a promu et facilité le protagonisme de la coalition Bildu-ETA. Ce n’est pas un hasard si, au contraire, Esquerra Republicana de Catalunya [la gauche républicaine de Catalogne Ndt] a pris ses distances avec cette nouvelle déclaration de catastrophe pour des raisons électorales, compte tenu de la concurrence avec le président Torra et son parti, Juntos por el Sí.
En cette circonstance, rappelant l’origine du processus, le protagonisme de Bildu-ETA était nécessaire, ainsi, au passage, que le renforcement du front de gauche au Pays Basque, surtout en pensant au rendez-vous électoral du 12 juillet. Si en Catalogne il semble que le Front populaire soit bien implanté, au Pays basque il était indispensable pour ses projets de renforcer le front de gauche, c’est-à-dire l’alternative au Parti nationaliste basque (PNV), avec Bildu, Podemos et le Parti socialiste. Le PNV fait partie du front, mais à un second niveau, car évidemment, Bildu est son principal référent.
Remplacer un ordre social
Chacun des événements qui ont eu lieu sous la direction de Sánchez, qui incarne le projet du Front populaire comme personne d’autre, est évident. Ce Front populaire, une nouvelle évidence, a la grande ambition de miner, puis de remplacer un ordre social, détruire la liberté ainsi que les valeurs chrétiennes de notre société. Notre première obligation est d’en comprendre la nature et d’agir en conséquence, car sinon son caractère mortel pour l’Espagne sera définitif.
Aujourd’hui, ne nous faisons pas d’illusions, il n’existe pas d’alternative. Il y a des partis qui sont en concurrence les uns avec les autres. L’alternative n’existera pas tant que nous continuerons à penser que nous devons faire comme d’habitude : embrasser le moindre mal, attendre l’erreur de ses opposants, oublier l’existence d’un projet et d’un processus puissant basé sur le Front, sans rien présenter conjointement. Une alternative à ce Front et à son processus exigera beaucoup plus, à commencer tout d’abord par le saisir, le comprendre, le reconnaître comme une évidence et d’agir en conséquence avec grandeur et générosité, afin de générer un authentique projet alternatif qui serve à défendre l’ordre historique et culturel de la nation espagnole.
Publié par ABC, 25/05/2020
Auteur de l'article
Jaime Mayor Oreja
España | Président de la Fédération One of Us, ancien ministre.
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