Le , par Ignacio Sánchez Cámara
LE MONDE EST CONFRONTÉ à la pire situation depuis la Seconde Guerre mondiale. Et l’Espagne depuis la guerre civile. Les comparaisons sont donc belliqueuses. La première obligation est de reconnaître la gravité de la tragédie et de la crise à venir, qui est déjà là. Soudain, rien n’est plus pareil. Tout est bouleversé. Le monde ne sera probablement plus jamais le même. Et tout cela de manière soudaine et imprévisible, comme un coup mortel et traître. Il ne faut pas non plus oublier que les victimes des guerres et des famines de ces dernières décennies ont été bien plus nombreuses que celles de la pandémie.
Le drame de l’humanisme athée
La première attaque a visé, au-delà des morts, nos vieilles assurances, notre confiance naïve dans le pouvoir illimité de la technique et de la science. Quand certains ont cru voir frapper aux portes du Paradis, nous avons rencontré l’horreur.
Mais l’homme, s’il n’a pas entièrement succombé à la sottise, apprend de toutes les situations, même des plus mauvaises. L’idiot, lui, ne peut pas. Comme l’a dit Ortega y Gasset, el tonto es vitalicio y sin poros – « Le sot est sot pour la vie, il est impénétrable, “sans pores” si l’on peut dire ». Les malheurs peuvent être immenses, mais ils ne sont jamais absolus. La douleur est un mal, mais pas un mal absolu. Et elle peut également être une occasion de faire du bien, de faire preuve de grandeur et d’héroïsme. C. S. Lewis a dit que la douleur, c’est le cri de Dieu pour réveiller la conscience endormie de l’homme. Henri Bergson déclare pour sa part que « notre douleur est indéfiniment prolongée et multipliée par la réflexion que nous faisons sur elle ». Nous pouvons alors l’atténuer. Il ajoute qu’il y a un optimisme empirique prouvé par deux faits, « d’abord, que l’humanité juge la vie bonne dans son ensemble, puisqu’elle y tient ; ensuite qu’il existe une joie sans mélange, située par-delà du plaisir et la peine, qui est l’état d’âme définitif du mystique ».
Cela nous permet aussi de vérifier la souffrance de la petitesse du « surhomme » sans Dieu, du « drame de l’humanisme athée » (Henri de Lubac), la solitude angoissée de l’homme sans foi. Le sens de la vie n’est pas possible sans l’Absolu, ou du moins, sans sa recherche acharnée. Au milieu des misères de la pandémie, émergent la dignité de l’homme et la force spirituelle des sages. L’indigence intellectuelle et morale, aussi. L’homme prudent, lui, profite de ces circonstances difficiles pour réfléchir au sens de sa vie, à sa vocation, à ce qui compte vraiment, au temps perdu, à la mort, à la thérapie morale de la douleur face à « l’éthique indolore des nouveaux temps démocratiques » (Gilles Lipovetsky), au bien et au mal.
Graves dilemmes moraux
Ces terribles événements ont suscité la compassion et la générosité chez beaucoup. Ce ne sont pas les seuls, mais ils sont les plus visibles : les professionnels de la santé. Il y a un aspect sur lequel je voudrais attirer l’attention : ils se sont tous consacrés à sauver des vies en mettant leur propre vie en danger. Bien des gens avaient oublié que c’était la raison d’être de leur travail : guérir, soulager la souffrance et sauver des vies, et rien d’autre. Cela n’empêche pas, au contraire, les situations comportant de graves dilemmes moraux, comme celui, principalement, du choix des vies à sauver en raison de la rareté des ressources sanitaires. Mais ce qui est (ou devrait être) hors de cause, c’est qu’il s’agit de la vie et non de la mort.
On affirme que la vie et la santé sont les choses les plus importantes. Cependant, dans la bonne hiérarchie des valeurs, selon le critère proposé par Max Scheler, le niveau le plus bas correspond à ce qui est agréable. Immédiatement au-dessus, ce sont les valeurs vitales telles que la force, la santé ou la vitalité. C’est le deuxième niveau. Au-dessus, se trouvent les valeurs spirituelles (esthétiques, juridiques et scientifiques) et, au sommet, les valeurs religieuses. Un autre point est que les valeurs inférieures sont les plus fondamentales et indispensables à la réalisation des valeurs supérieures. Par conséquent, on peut et on doit sacrifier sa vie ou sa santé à la beauté, à la justice, à la vérité et au sacré. Ni la vie ni la santé ne sont le plus important. Cependant, sans un minimum de santé, il n’est pas possible de jouir ou de réaliser les valeurs supérieures. Hartmann estime qu’en ce qui concerne l’ordre social de réalisation des valeurs, nous devons commencer par le niveau le plus bas et inverser l’ordre de Scheler. La douleur n’est la pire des situations, ni la santé la plus élevée.
L’homme-masse
La pandémie a également porté un coup fatal à l’homme-masse qu’Ortega a disséqué dans La Révolte des masses. Parmi les traits de cet homme-masse en rébellion, qui a pris le contrôle de l’Europe dans le premier tiers du siècle dernier et qui règne encore aujourd’hui, figure la psychologie de l’enfant gâté et du fils à papa satisfait. La typologie psychologique de l’homme-masse présente deux caractéristiques principales : « La libre expansion de ses désirs vitaux, et donc de sa personne, et une ingratitude foncière envers tout ce qui a rendu possible la facilité de son existence. » Ce nouveau type d’homme-masse a l’impression innée et radicale que la vie est facile, accablante, sans limites tragiques, ce qui l’invite à s’affirmer tel qu’il est, à prendre pour acquis son patrimoine moral et intellectuel. C’est peut-être l’un des bienfaits de la tragédie actuelle : « l’effondrement du fils à papa satisfait », alors que la vie a toujours, presque toujours, été faite de difficultés, de contraintes et de pénurie. Le développement européen des derniers siècles a généré une situation sans précédent dans l’histoire : le sentiment que le progrès et le bien-être n’avaient pas de limites. Les générations espagnoles actuelles, à l’exception de quelques anciens, n’ont pas connu les grands désastres de la guerre et de l’économie. Peut-être sortent-ils maintenant de ce rêve irréel, accru par l’immense ignorance historique dont souffre l’homme actuel.
Notre démocratie en quarantaine
Enfin, la politique. Notre démocratie est aussi en quarantaine. La terrible pandémie nous a surpris avec un gouvernement de front populaire formé avec des séparatistes, peut-être la pire des alternatives possibles. Autant que nous puissions en juger, la démocratie ne fonctionne qu’en période de prospérité. En temps de crise, il faut la mettre en attente. Le gouvernement actuel appelle maintenant à une unité qu’il a naguère voulu détruire. Davantage d’unité, mais ce qu’il n’offre pas, c’est un gouvernement constitutionnel de rassemblement national. La gestion politique de la crise est honteuse, les mensonges, les fluctuations et les dissimulations ont été nombreuses, les chiffres des personnes infectées sont publiés alors qu’il n’y a pas de tests disponibles, les masques passent du superflu à l’indispensable, la défense des plus vulnérables et de l’égalité est proclamée alors que les privilèges sanitaires des puissants se multiplient.
La déclaration de l’état d’alerte est prévue dans la Constitution, mais sa mise en œuvre est en train de diluer notre démocratie. Notre système de libertés est également mis en quarantaine. L’intimité et la vie privée sont violées et disparaissent. L’initiative privée témoigne de ses réalisations mais tout semble conduire à la politisation de la vie et à l’interventionnisme de l’État. Tout conduit à la dépendance des citoyens à l’égard de l’État et au déclin de l’initiative privée. Si nous ne restons pas vigilants, nous serons entraînés dans le despotisme, la misère et la barbarie. Le triomphe du communisme exige l’apothéose de la misère. Pour tirer profit du chaos, il faut le provoquer ou le maintenir et l’aggraver. Nous savons comment les démocraties finissent. Les exemples ne manquent pas. Le virus a aussi ses répercussions politiques.
Le virus moral
Un autre effet de la crise actuelle est que le virus physique nous empêche de voir encore plus le virus moral, dont nous subissons les effets depuis des décennies, voire des siècles. Nous faisons beaucoup plus attention à ce qui tue le corps qu’à ce qui détruit l’esprit. L’évangéliste Luc dit « ne craignez pas ceux qui tuent le corps et qui, après cela, ne peuvent rien faire ». Ce qui tue l’esprit est bien plus terrible que ce qui tue le corps. Kierkegaard affirme dans Les œuvres de l’amour : « Bien des barrières sont dressées contre la peste, mais le fléau du murmure, pire que la peste asiatique, corrompt l’âme : toutes les maisons lui sont ouvertes, on paie pour être contaminé, on salue celui qui apporte la contagion ! »
Cet autre virus, mortel et silencieux, qui passe au travers des corps sans les nuire, infecte directement les esprits. La difficulté de le combattre est proportionnelle à l’ignorance de son existence. Ici, la contagion est volontaire et la réalité de la situation n’est pas reconnue, pas plus que la nécessité d’un diagnostic et d’un traitement. Il ne reste que quelques personnes immunes. La plupart sont des contaminés heureux. Mais peut-être, ce n’est pas certain, que l’élimination du virus moral est la meilleure thérapie pour faire face, physiquement et moralement, au virus physique, et, au passage, pour sauver la Nation et sa démocratie.
La crise est profonde parce qu’elle est morale. Ortega l’a diagnostiqué : « L’Europe n’a plus de morale » et la vie humaine n’est pas possible si elle n’est pas soumise à une autorité supérieure. Aujourd’hui, disait-il, l’homme moyen ne veut rien avoir à faire avec l’esprit. La crise européenne touche ses grands principes spirituels : la philosophie, le droit, le christianisme, la science et la démocratie libérale. Ses symptômes se manifestent, entre autres, à l’université. Husserl a lié les crises européennes à la crise philosophique des sciences. D’où le pronostic d’Ortega : « Le jour où une véritable philosophie s’imposera à nouveau en Europe — c’est la seule chose qui puisse la sauver —, on réalisera à nouveau que l’homme, qu’il le veuille ou non, est un être contraint par sa nature à rechercher une autorité supérieure. S’il parvient à la trouver par lui-même, c’est un homme supérieur ; sinon, c’est un homme-masse et il doit la recevoir de ses supérieurs. »
Il ne faut pas oublier qu’avant l’arrivée du virus, l’Espagne traversait une grave crise morale, nationale, politique et économique. Celle-ci commençait à devenir intense. Nous ne devons pas attribuer au virus ce qui ne peut lui être attribué. Au contraire, cela ne ferait qu’aggraver la quadruple crise. Mais cela dépend de nous, de tout le monde. Nous sommes confrontés à l’alternative suivante : ou bien le totalitarisme du Front populaire et le nihilisme, ou bien la liberté et le dépassement de la crise morale.
Auteur de l'article
Ignacio Sánchez Cámara
España | Catedrático de Filosofía del Derecho de la Universidad de La Coruña.
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