Le , par Thibaud Collin
LA PANDÉMIE de la Covid-19 est perçue par certains « décideurs » comme une réelle opportunité pour faire avancer l’agenda de la gouvernance mondiale et ainsi faire passer l’humanité dans une nouvelle phase de son développement économique, politique, social et intellectuel. Mais une telle mutation systémique implique une lutte contre tous les éléments de résistance à ce nouvel ordre anthropologique. Une telle lutte légitime aux yeux de certains la redéfinition du périmètre des libertés individuelles et nationales.
Pour s’en convaincre, il suffit de lire Covid-19 : la grande réinitialisation, un livre très instructif pour comprendre. Ce n’est pas du complotisme que de l’affirmer puisque, par définition, on ne peut dénoncer comme complot ce qui est publié et offert à la connaissance de tous. Encore faut-il prendre la peine de le lire et d’en comprendre les enjeux pour en discuter les thèses, les présupposés et les fins. Tel n’est pas le moindre des intérêts de ce livre que d’entrer dans la pensée programmatique de son auteur principal, Klaus Schwab, fondateur et président exécutif du Forum économique mondial (World Economic Forum), réunissant chaque hiver à Davos (Suisse) les plus grands décideurs économiques, financiers, politiques et associatifs du monde.
Le fantasme de la tabula rasa
Le problème central qu’affronte le livre est : Comment saisir l’opportunité de la pandémie actuelle pour relancer sur de nouvelles bases les processus de gouvernance mondiale ? Le terme de réinitialisation (reset en anglais) est issu du monde informatique et signifie « redémarrer un système ou un ordinateur après un blocage, rétablir un système dans son état initial ». Le choix de ce titre manifeste la prétention des auteurs : profiter de la crise sanitaire qui fragilise des pans entiers de notre monde et révèle nombre de ses failles pour repartir, si ce n’est de zéro, sur des bases plus « raisonnables ». Le fantasme de la tabula rasa chère aux révolutionnaires de tout temps est donc convoqué de manière subliminale mais le contenu du livre s’en éloigne sous bien des points car le pragmatisme condamne à plus de modestie lorsqu’il s’agit de penser de manière systémique le devenir du monde. La méthode compliquée de ce livre fait penser à celle de Jacques Attali dans Demain qui gouvernera le monde ? (Fayard, 2011) en tant qu’elle articule des descriptions de ce qui est, des prévisions de ce qui peut advenir et des souhaits sur ce qu’il serait bon qu’il advînt.
Le meilleur des mondes
Les descriptions soulignent le caractère inédit du choc économique et social de la pandémie ; les prévisions sont extrêmement sombres, ce qui exige un sursaut pour qu’advienne le meilleur possible, à savoir la relance de la gouvernance mondiale. La réinitialisation est une sorte de nouveau contrat social aux dimensions du monde. Et donc comme chez Hobbes et Rousseau, cela présuppose la fiction d’un état de nature chaotique, dans lequel la peur de la mort violente est le levier nécessaire pour asseoir la légitimité des nouvelles règles de vie. La description que Klaus Schwab et le consultant Thierry Malleret donnent du monde actuel traversé par la pandémie canalise la peur vers la nécessité d’accepter cette nouvelle donne « raisonnable ». Les risques écologiques, économiques, sociaux, géopolitiques, etc. ne datent pas de la pandémie mais ont été comme exacerbés par elle. D’où la fenêtre d’opportunité à saisir : « Il n’y a pas de temps à perdre. Si nous n’améliorons pas le fonctionnement et la légitimité de nos institutions mondiales, le monde deviendra bientôt ingérable et très dangereux. Il ne peut avoir de reprise durable sans un cadre stratégique mondial de gouvernance » (p. 128).
Le trilemme de la mondialisation
Le raisonnement est simple : les problèmes étant mondiaux, il convient de leur apporter des solutions mondiales. La montée en puissances des « nationalismes », la crise financière de 2008 et ses suites économiques, l’éclipse de l’empire américain sont des facteurs de déstabilisation que les échecs de la prise en charge globale de la pandémie révèlent avec acuité.
Ce livre peut être lu comme le manifeste d’une volonté de dépasser les limites des États-nations, c’est-à-dire le cadre classique du politique au sens strict et originel du mot. Les auteurs exposent « le trilemme de la mondialisation » proposé par Dani Rodrik, professeur d’économie à Harvard. Celui-ci affirme que la mondialisation économique, la démocratie et l’État-nation souverain sont mutuellement irréconciliables. Seules deux des trois réalités peuvent coexister en excluant la troisième. La démocratie et la souveraineté sont compatibles si la mondialisation est contenue. Si l’État-nation et la mondialisation prospèrent tous deux, la démocratie devient intenable. Enfin, si la démocratie et la mondialisation se développent tous deux, il n’y a plus de place pour l’État-nation. Et Schwab de citer en exemple l’Union européenne qui n’a pu se développer que par l’affaiblissement de la souveraineté nationale. Or pour lui, la mondialisation est devenue un fait inéluctable, pour le meilleur ou pour le pire. Il s’agit donc de tout faire pour la rendre humaine et viable, ce qui exige de développer progressivement des organes de régulation efficace pour l’orienter vers « la santé et le bien-être » du plus grand nombre.
Un État-providence mondial
La Grande Réinitialisation fait penser aux propos de Jacques Delors dans les années 1980 sur la construction européenne. Il s’agissait déjà de proposer une plus grande intégration économique (et politique) afin de construire « l’Europe sociale » protégeant des effets indésirables de la mondialisation « néolibérale ». On connaît la suite. Le patron du Forum de Davos propose une sorte d’État-providence mondial, impliquant une démocratie procédurale favorisant les droits et les intérêts d’individus égaux. Pour ce faire, il faut développer un axe entre les grandes institutions internationales d’une part et les ONG et associations militantes pour le climat ou l’égalité d’autre part. Cet axe peut aussi être déployé pour faire pression pour que les grandes entreprises entrent dans un agenda plus inclusif, sanitaire et écologique.
Une Babel numérique
En fermant ce livre, on s’aperçoit que le cœur de ce livre très formel et procédural, ce à quoi il ramène sans cesse et qui est toujours présent est le numérique. La pandémie actuelle offre une fantastique accélération de la numérisation du monde économique mais aussi des rapports humains. Le « sanitarisme » promu dans cet ouvrage est le creuset d’un monde dans lequel l’informatique sera le médiateur de tous les éléments de la vie humaine. « Une réunion Zoom, un groupe familial WhatsApp, un cours universitaire sont certes moins conviviaux qu’une présence des personnes les unes aux autres mais ils sont plus sûrs, moins chers et plus écologiques » (p. 174). L’essence même de la Grande Réinitialisation est bien de « remplacer les idées, les institutions, les processus et les règles qui ont échoué par de nouvelles mieux adaptées aux besoins actuels et futurs » (p. 283).
Bienvenue dans Babel où les personnes et les peuples auront vendu leur liberté et leur âme pour la sécurité et la santé, au plus grand bénéfice des GAFA, agents du bien-être, du divertissement et de la surveillance de tous.
Klaus Schwab, Thierry Malleret
Covid-19 La Grande Réinitialisation (The Great Reset)
Forum Publishing, 2020
Auteur de l'article
Thibaud Collin
France | Philosophe, professeur agrégé en classes préparatoires, codirecteur de l'Observatoire One of Us.
Ses publications