Le , par Thibaud Collin
Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a été créé en 1983 afin « de donner des avis sur les problèmes moraux qui sont soulevés par la recherche dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé ». Composé d’une quarantaine de médecins, chercheurs, juristes, sociologues, philosophes et représentants des diverses familles spirituelles, ce comité n’a pas mission à dire le droit mais ses avis sont souvent reçus comme déterminant un socle de références auquel la société et le législateur se rapportent comme à une boussole de sagesse. Il convient de resituer le CCNE dans le contexte de notre civilisation et de le percevoir, non comme un remède à ce que Nietzsche a nommé voilà plus de cent trente ans le nihilisme mais bien comme un de ses symptômes les plus intéressants.
La modernité politique s’est constituée par la prétention de l’État à assurer la paix et la sécurité en se déconnectant de ce foyer de désordre qu’est la question du salut et de « la vraie religion ». L’État moderne se déclare non compétent en matière religieuse et, selon des dispositions institutionnelles qui peuvent varier, il considère que, l’ordre public étant sauf, les croyances religieuses relèvent de la société civile et de la liberté des individus. Cette neutralité religieuse ne signifie pas en tant que telle neutralité morale et quoiqu’en pensent les positivistes, le droit a reçu de la morale commune une bonne partie de son contenu et de sa légitimité. Tout simplement parce que la justice, ayant pour objet le droit, avant de désigner l’institution judiciaire est le nom d’une vertu morale.
Ce à quoi nous assistons depuis quelques décennies est la croissance de ce que Max Weber a nommé « le polythéisme des valeurs », signe majeur de la crise de la raison morale. Cela se traduit par une individuation des croyances éthiques, manifeste dans l’emploi omniprésent dans le discours contemporain des termes de conviction, de valeur, de sens. Face à cette pluralisation de la sphère morale, l’État a élargi la solution qu’il avait appliquée au religieux ; d’où la neutralité éthique de l’État si souvent invoquée par les politiques, pressés de distinguer leur « conviction personnelle » de leur « responsabilité politique ». De là est né ce nouveau domaine désigné par ce néologisme si mal formé : « sociétal ». Un débat sociétal, c’est un débat qui pour des raisons structurelles va inéluctablement aboutir à une loi permissive, c’est-à-dire à étendre les possibilités offertes aux choix individuels. Pourquoi inéluctablement ? Parce que dans un débat présenté comme un conflit entre « systèmes de valeurs », il n’y a plus de critère rationnel permettant de lui donner une solution concrète, objective et universelle. Face à la diversité de positions irréductibles, seule la réaffirmation de valeurs universelles, parce que formelles, peut mettre tout le monde d’accord et donner ainsi l’impression d’un consensus rationnel. Impression cependant illusoire car on n’a jamais autant parlé de dignité, de liberté, d’égalité, de solidarité qu’aujourd’hui mais ces mots sont bien souvent des coquilles vides dans lesquelles chacun met ce qu’il entend. Le débat sociétal est quant à lui concrètement tranché dans le sens de ce qui est toujours présenté comme le progrès des droits de l’individu ; à charge pour ceux qui ne sont pas d’accord de respecter la tolérance, modèle s’il en est de valeur formelle.
Ce processus moral et spirituel s’est déroulé dans un contexte économique et scientifique ayant abouti à une extraordinaire montée en puissance des technologies offertes à l’individu pour se libérer de toutes sortes de « contraintes » naturelles, notamment celles relevant de son rapport à soi et à son propre corps. C’est justement dans cette conjoncture que le CCNE a été créé. Il s’agissait dans un contexte de pluralisme éthique d’éviter une « guerre des dieux » et pour cela de conseiller et d’informer le peuple souverain et le législateur sur les enjeux des nouveautés biotechnologiques dans le champ de la vie et de la santé. La logique de fond de ce développement technologique est de rendre effectif tout ce qui est possible. En effet, les enjeux financiers et économiques sont colossaux, le champ du vivant étant un gisement de rentabilité évident. Pour le rendre effectif, il faut donc aussi bien vaincre la résistance des uns qu’attiser le désir des autres qui sont d’ailleurs parfois les mêmes. L’idéal de maîtrise de la nature qui est au coeur de l’épopée moderne nommée « Progrès » est ainsi réactivé en promettant aux individus d’étendre leurs possibilités et de dépasser les limites de leur condition humaine. Dans cette perspective, la médecine n’est plus mesurée par la santé mais par le bien-être, notion relative et éminemment plastique. L’alliance entre médecine, recherches technoscientifiques et logique économique a un impérieux besoin de libéraliser les normes morales encore en vigueur et héritées de l’ancien monde, celui d’avant le « Progrès ». Cette libéralisation des normes peut certes s’appuyer sur le polythéisme des valeurs mais elle a besoin d’apparaître comme expression d’une sagesse supérieure à celle d’antan.
Tel est le rôle que tient cette nouvelle discipline qu’est la bioéthique et qu’assument les comités d’éthique, le CCNE en France. La fonction du CCNE est d’être, selon le bon mot de l’historienne Nadine Fresco, « le jardin d’acclimatation » des transgressions éthiques. Il s’agit en effet au terme de débats où expertises et convictions ont pu s’exprimer de produire un avis dans lequel la complexité du sujet et de ses enjeux sera présenté au vulgum pecus. Le plus souvent l’avis préconise un « équilibre » entre la recherche, ses exigences et les bénéfices thérapeutiques et sociétaux escomptés d’une part et les grands principes éthiques (formels) d’autre part. Cette préconisation peut être présentée soit comme une exception soit comme une ligne de crête, fruit de la créativité. Le résultat est bien d’introduire une brèche dans la conscience collective et souvent un état d’instabilité que certains utiliseront quelques années plus tard pour réclamer la mise en cohérence des pratiques et du droit. Cette stratégie a été particulièrement efficace sur la question de l’autorisation des recherches sur l’embryon et sur celle de la PMA.
Cette pratique et cette forme d’esprit au cœur du CCNE sont théorisées dans le livre que celui-ci a publié pour ses trente ans. Dans ces 70 textes tous écrits par des membres (ou des anciens membres), un terme revient de manière récurrente : le questionnement. Ainsi dès la préface le ton est donné : « Les interrogations qui viennent d’être formulées sont sans cesse criblées pour que se dégage autour d’elles la reconnaissance moins d’une solution possible que l’étoffe du questionnement qu’elles parviennent à tisser. » En clair, la question est une fin en soi. Un autre membre affirme : « Il est impossible de conclure une réflexion sur l’éthique car elle ne prend jamais fin. Il n’y a pas de réponse définitive mais juste un arbitrage, un équilibre à un moment donné, pour choisir telle ou telle solution qui nous permette de faire un choix entre ce que nous définissons comme le bien agir et le moindre mal. »
Le CCNE a donc pour fonction dans le dispositif actuel d’encadrer les « avancées » scientifiques et technologiques. Ce terme utilisé par son président, le professeur Delfraissy, présuppose qu’il y a un sens de l’histoire et qu’il faut travailler à ce que ces « avancées » n’entrent pas en conflit avec la conscience commune de la société. Il faut donc régler le tempo de manière à ce que les transgressions ne soient pas trop brutales et travailler à faire évoluer la société pour qu’elle perçoive à quel point ces nouveautés sont effectivement des « avancées », source de bonheur et d’émancipation des individus. Pour le plus grand bonheur des investisseurs, bien-sûr.
Le CCNE est donc, malgré l’honnêteté intellectuelle de certains de ses membres, le nom d’une imposture. De même qu’il y a eu une PMA éthique, il y aura une GPA éthique et un transhumanisme éthique. Le transhumanisme est ce programme de mobilisation intégrale du vivant par les biotechnologies pour générer des profits colossaux. Ce programme s’oppose à toutes limites présentées comme pérennes en tant qu’inhérentes à notre humanité. Il s’agit d’émanciper les hommes de leur humanité et pour cela subvertir leur conscience morale. Il faut donc l’assouplir et la disposer à considérer que tout dans le monde humain change et que les critères moraux ne sont en fait que des valeurs relatives à ceux qui les utilisent. Tel est le visage du nihilisme diagnostiqué par Nietzsche : « les plus hautes valeurs se dévalorisent. » Au plus grand bénéfice de la valeur à l’aune de laquelle tout est échangeable : l’argent. Bref, derrière le transhumanisme, on trouve la bonne vieille cupidité, elle, fort humaine. À croire que les vices, eux, ne changent pas.
Tribune parue dans l’hebdomadaire Valeurs actuelles, Paris, 2019
Auteur de l'article
Thibaud Collin
France | Philosophe, professeur agrégé en classes préparatoires, codirecteur de l'Observatoire One of Us.
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