Le , par Jean-Marie Le Méné
La civilisation occidentale s’est — au long des siècles — notamment construite sur le respect inconditionnel de la personne humaine. Depuis que le respect de la personne humaine est devenu relatif, à la suite de votes démocratiques qui ont renié la sagesse des Anciens (en particulier celle d’Hippocrate), la civilisation occidentale se déconstruit à vue d’œil. Comme s’il y avait une étrange corrélation entre la piètre opinion que nous avons de nous-mêmes et la vision de notre avenir bouché. Les siècles qui nous ont précédés reposaient sur l’hypothèse heureuse que l’homme pouvait avoir été créé par amour, à l’image et la ressemblance de Dieu. Hypothèse incroyable mais crédible qui nous épargnait la mission épuisante d’avoir à nous définir nous-mêmes et qui nous obligeait — par amour de Dieu et non par goût — à la plus haute considération pour le dernier de nos semblables. Rien n’était parfait mais tout était ordonné et avait un sens. Le mal existait, il n’était pas en dehors de nous, on savait qu’il pouvait traverser le cœur de chacun d’entre nous, mais il s’agissait de le combattre de l’intérieur sans nous décharger hypocritement sur la mauvaise organisation de la société ou les relations sexuelles de nos grands-parents. Depuis que l’homme a souverainement décidé d’être son propre créateur, en abandonnant ses quartiers de noblesse divine, de définir lui-même à quelle condition il est, il est devenu l’espèce la plus menacée de la création. Depuis qu’il a inventé la tyrannie du bonheur pour tous (cette idée neuve en Europe), dans un paradis terrestre contemporain qui ressemble à un parc d’attraction perpétuellement démodé, il a créé l’enfer pour tous.
Constatant que l’homme est devenu la variable d’ajustement d’une civilisation en déroute, que l’homme n’est plus dans l’homme, que le politique n’est plus dans le politique et que Rome n’est plus dans Rome, One Of Us a tenté de prendre au sérieux les institutions de l’Union européenne. One Of Us a eu recours à l’initiative citoyenne européenne pour demander au pouvoir de limiter ses ambitions sur la vie et la mort de l’être humain dans sa forme la plus jeune. OOU avait le droit de le faire et d’espérer une réponse. C’était une sorte de bouteille à la mer. Ce recours, dans la mesure même où il a été rejeté par l’UE, est une double victoire. Il a confirmé à la fois l’ampleur inédite de la menace dans notre histoire et la possibilité réelle de résistance.
One Of Us déroule maintenant le fil d’Ariane. Si elle concernait initialement le fœtus soumis à l’avortement et l’embryon soumis à l’expérimentation scientiste, la menace que OOU prétend mettre en échec est globale, totale, systémique. S’indigner de l’avortement et de l’expérimentation sur l’embryon ne traduit pas les tourments d’âmes sensibles mais une angoisse ontologique sur la légitimité de l’être humain aujourd’hui. L’être humain jouit-il encore d’une quelconque prééminence dans le grand foisonnement de l’évolution du vivant et l’étalage de la technique ? Si c’est oui, alors il faut le dire vite parce que le marché a ciblé sa nouvelle frontière, le corps humain, une énergie renouvelable qui n’a pas de prix, qui n’a même plus aucun prix… La phase de la déconstruction de l’humanisme est aujourd’hui achevée. La reconstruction de l’homme nouveau (une fois de plus dans l’histoire) est déjà largement à l’œuvre. Le monde occidental a accepté de n’avoir plus ni origine (avortement systématique de l’enfant dépourvu de projet parental), ni fin (euthanasie pour mettre un terme à une vie illimitée), ni sens (indifférenciation sexuelle). Il est devenu la proie de la révolution permanente du progrès, le jouet des exigences du marché et la victime de la dictature du droit. Dès lors que l’homme n’est plus rien, les institutions humaines n’ont plus aucune raison d’être au service d’une espèce en voie de disparition et le droit n’a pas davantage de raison d’être au service de la justice. Il s’agit seulement pour les États de favoriser et d’arbitrer l’éclosion du maximum de libertés individuelles capables de répondre à l’offre du marché des biotechnologies — par définition illimitée. C’est ce qu’on appelle l’État de droit qui n’a plus rien avoir avec ce qui est juste. L’homme est en miettes mais chaque miette vaut de l’or. Le ventre des femmes est un nouvel eldorado. Le marché de la technoscience touche les dividendes de génocides permanents.
Irons-nous, la corde au cou, négocier les modalités de ce grand recommencement de l’humanité qui porte le nom de transhumanisme et de post vérité ? C’est finalement la vraie question de notre réunion aujourd’hui et je ne veux pas anticiper sur ses conclusions mais simplement souligner un point. Le dialogue avec le monde et avec la modernité — dont nous avons dangereusement abusé — semble avoir parfois touché ses limites. C’est le cas quand nous acceptons un modèle mythique de violence politique digne d’un dialogue de Thucydide. Si « la distinction spécifique du politique, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi », alors les votes de complaisance sur les questions ontologiques – auxquels nous avons cédé, soi-disant pour ne pas nous diviser – ont brouillé les pistes. Il s’est construit une relation scabreuse où ce sont nos adversaires qui montent la garde et nous qui baissons la nôtre. Nous avons souvent « gagné » une liberté sous protection de nos adversaires. Nous avons fait allégeance sur le plan culturel à des adversaires qui définissent notre périmètre d’évolution et nous chargent même de faire avancer certains de leurs projets. Comme le poisson rouge dans son bocal, nous sommes en liberté surveillée, associée à une soumission à nos adversaires auxquels nous finissons par nous habituer. De ce fait, ceux-ci peuvent fort bien se dispenser d’être au pouvoir, en pratique ils y sont toujours. Or, nous ne pouvons plus nous payer le luxe de cette liberté surveillée. Nous sommes dos au mur sur le plan spirituel, politique et démographique. L’enjeu est de s’opposer à cette destruction programmée du réel. Pour cela il est indispensable et urgent de poser à la fois des gestes et des paroles. Des gestes d’abord pour accrocher des réalisations concrètes à contre-pente. C’est ce que fait, par exemple, la Fondation Jérôme-Lejeune sur le plan médical et scientifique en prenant soin des hommes « diminués » qui sont sacrifiés par l’eugénisme de ceux qui veulent créer des hommes « augmentés ». Il faut ensuite accompagner ces gestes par les paroles nécessaires. C’est le plus difficile. Mais seules ces paroles sont capables de réconcilier nos contemporains avec une philosophie réaliste. Et elle seule est capable de nous sauver du nihilisme. De nous sauver la vie. C’est le noble et ambitieux travail des intellectuels que vous représentez et qui commence maintenant.
Auteur de l'article
Jean-Marie Le Méné
France | Président de la Fondation Jérôme-Lejeune.
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