Le , par Guillaume Bernard
Tribune parue dans le Figaro du 2 octobre 2019.
Une nouvelle génération de droits de l’homme voit le jour, argumente l’historien du droit Guillaume Bernard, qui n’est plus appuyée sur une conception naturelle de l’homme mais seulement sur sa capacité à s’émanciper et se déconstruire lui-même.
LES DROITS DE L’HOMME consistent en des droits universels inhérents à l’homme. Ils sont supposés être des prérogatives existant quel que soit le droit positif en vigueur. C’est parce qu’il appartient à l’espèce humaine que l’homme est déclaré intrinsèquement digne. Depuis le XVIIIe siècle, plusieurs générations des droits de l’homme se sont succédé. Cependant, cet empilement n’a pas conduit, jusqu’à récemment, à remettre en cause leur fondement anthropologique commun : c’est l’homme en tant qu’il appartient à l’espèce humaine qui est susceptible de faire valoir ces droits. Or, l’évolution doctrinale, législative et jurisprudentielle permet de corroborer la naissance d’une nouvelle génération de droits de l’homme fondée sur une dignité non plus tirée de la nature de tout être humain, de tous les êtres humains, mais de la capacité de chacun d’eux à l’usage de sa puissance.
En effet, la première génération, celle du XVIIIe siècle, était destinée à protéger les individus contre les abus des pouvoirs publics. Ces droits de l’homme sont des « droits de », des droits sur l’État : l’être humain peut être propriétaire ou encore exprimer ses idées publiquement. Mais, au XXe siècle, après la Seconde Guerre mondiale, une deuxième génération des droits de l’homme est apparue sous l’influence socialiste. Dès le siècle précédent, les droits-libertés avaient été dénoncés comme n’étant que « formels », et non pas « réels », puisque tous les individus ne peuvent pas les exercer pleinement. Comment construire un patrimoine si les revenus du travail sont à peine suffisants pour survivre ? Il apparut donc nécessaire de reconnaître des droits-créances en particulier dans les domaines économiques et sociaux. Il s’agit, là, de « droits à », de droits contre l’État qui doit fournir certaines prestations. Les libéraux considèrent ces nouveaux droits comme liberticides puisqu’ils ne peuvent être satisfaits qu’en en limitant d’autres : le droit au logement n’entre-t-il pas en contradiction avec le droit de propriété ?
Enfin, il y a peu, une troisième génération de droits de l’homme a encore vu le jour : les droits-solidarité comme le droit à un environnement sain. Les hommes d’aujourd’hui sont redevables envers les générations futures : ils doivent leur léguer une planète salubre, d’où le principe de précaution ou le concept de développement durable. Certains s’interrogent sur l’extensibilité à l’infini du concept des droits de l’homme. La surenchère de l’idéologie parfois qualifiée de « droit- de-l’hommiste » révèle le caractère éminemment ambigu de sa notion fondatrice. Car, si les droits de l’homme sont intimement liés au sujet (de droit) qu’est l’homme, les philosophes annonçant ou commentant les déclarations ne se sont jamais accordés sur la caractéristique essentielle de la nature humaine de laquelle ils sont tirés : son origine (création divine ou fruit du hasard), sa capacité (rationalité, volonté), etc. ? C’est à la faveur de cette imprécision sur le fondement premier de l’anthropologie qu’une nouvelle génération des droits de l’homme très éloigné des précédentes semble en passe de s’imposer.
Ce n’est plus la nature humaine telle qu’elle est qui fonde ces droits, mais ce que chacun décide d’en faire au nom de son être singulier. Ce n’est plus ce qui est commun aux hommes qui identifie l’homme, mais ce qui est propre à chacun. La nouvelle génération des droits de l’homme s’appuie sur une conception artificialiste de l’être humain éludant voire niant la nature (tant physique que culturelle) qui lui est donnée par l’ordre (universel et particulier) des choses pour ne prendre en considération que celle qu’il construit ; elle se focalise sur la puissance de la volonté. Si l’autonomie, physique ou intellectuelle, n’est pas jugée suffisante, l’être n’est pas considéré comme authentiquement humain et les droits attributs de son humanité lui sont refusés. C’est ainsi que l’enfant à naître peut être éliminé, même s’il est génétiquement humain, puisqu’il ne respire pas seul. D’ailleurs, n’étant pour rien dans son existence, son absence de volonté se retourne contre lui, malgré sa parfaite innocence. De même, le malade comateux ou la personne lourdement handicapée sont voués à une mort délibérément provoquée à cause de leur dépendance supposée dégrader leur dignité.
En revanche, si l’individu dispose (ou croit jouir) de sa volonté et de sa rationalité, il se pense légitime à revendiquer que ses facultés soient appréhendées comme des droits. Ce n’est plus l’ontologie (l’être indépendamment de ses conditions particulières d’existence, l’être porteur d’un devoir-être) qui fait l’homme, mais l’exercice de la liberté, y compris et peut-être surtout lorsqu’elle est transgressive. S’impose l’idée que seul l’homme qui a la force (l’orgueil ?) de se déconstruire et de se reconstruire est véritablement digne d’être considéré comme une personne. Dans le fond, l’homme qui se soumet à sa nature est, de facto, ravalé au rang de bête. N’est vraiment humain que celui qui se rebelle contre son humanité naturelle parce qu’elle l’est lui est imposée. Perfectible, l’homme doit chercher à s’arracher de sa propre nature. Telle est la position de l’idéologie post-humaniste où la volonté de l’individu ne doit pas seulement dominer mais dépasser et remplacer la nature humaine. Celle-ci ne serait vraiment acceptable qu’à la condition d’être transformée et augmentée.
Cette évolution s’inscrit logiquement dans la continuité du contractualisme social: puisque la société est considérée comme une construction artificielle, il n’y a pas de raison que l’homme ne puisse pas, lui aussi, se construire selon l’image qu’il se fait de lui-même. À cela peut s’ajouter la justification des théories évolutionnistes: de même que l’homme est supposé avoir déjà évolué naturellement, il a désormais la capacité technique de se transformer lui-même. L’humanité d’aujourd’hui ne serait donc qu’une étape provisoire dans le processus de l’évolution. Ainsi la dignité de l’être humain est-elle en passe d’être entièrement subjectivisée et transformée en un droit à l’auto-construction. Preuve en est: la Cour européenne des droits de l’homme a considéré des pratiques sadiques comme dégradantes, non pas en elles-mêmes mais parce que la personne qui les avait subies, consentante au départ, n’avait pas obtenu leur arrêt quand elle l’avait demandé. Le glissement du concept des droits de l’homme à celui de droits fondamentaux n’a-t-il pas favorisé leur détachement de la nature de l’être humain? Voilà pourquoi et comment des revendications dites «sociétales» peuvent, à la fois, nier le donné de la nature humaine (mariage et procréation entre personnes de même sexe alors que leur conjonction est intrinsèquement stérile) et considérer que ceux à qui sont refusés des droits voient leur humanité bafouée, édulcorée voire niée.
Le droit de chaque être singulier à s’affirmer en dehors de toute contrainte conduit à la négation du droit d’un corps social à perdurer dans ses traditions et à préserver son identité. Dans une ambiance intellectuelle de type nominaliste (qui fut l’un des fondements du contractualisme social) considérant les êtres collectifs, telle la nation, comme des abstractions, cela se traduit, notamment, par l’affirmation d’un droit à la migration, transposition sur le plan social du droit à l’auto-construction dans le domaine sociétal. L’hypertrophie du moi de l’autre (l’immigré) est ainsi justifiée et dissimulée par des considérations moralisatrices censées s’imposer à son hôte (l’autochtone) : l’amour et le secours dus inconditionnellement (indépendamment de ses actes, même s’ils sont à l’origine de rapports d’altérité violents) au prochain, surtout s’il est sociologiquement lointain. Le respect de l’existence d’autrui devrait aller jusqu’à la néantisation masochiste de son propre être (repentance, pas de primauté d’une culture sur sa terre). Les nouveaux droits de l’homme nient l’homme réel contextualisé pour ne prendre en considération que celui qui est coupé de tout enracinement naturel (l’individu déconstruit et reconstruit) et culturel (le citoyen exclusivement du monde).
Auteur de l'article
Guillaume Bernard
France | Historien du droit et politologue, maître de conférences à l'Institut catholique d'études supérieures (ICES), codirecteur de l'Observatoire One of Us.
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