© OneOfUs.study, décembre 2019.
Le lien entre personne et bien commun n’est pas une évidence. Pour beaucoup, les droits de l’individu s’opposent par définition aux exigences de la vie en commun. C’est pourtant dans l’articulation harmonieuse entre les deux que le bonheur de chacun et de tous peut se réaliser.
Dans une société individualiste, le bien commun risque toujours d’apparaître comme un danger. Rappelons que le terme “individualisme” ne signifie pas pour Tocqueville une attitude morale, tel que l’égoïsme, mais une caractéristique d’un état social. Une société individualiste est celle qui se comprend comme étant constituée par des individus ; pour le dire autrement, une telle société est fondée sur la représentation partagée par ses membres que ce sont justement eux qui en sont la source et la finalité. Chaque individu se voit comme ce à partir de quoi la société se déploie.
La solution individualiste
Dans un tel contexte, l’invocation du bien commun ne témoigne-t-elle pas d’une régression vers des sociétés que l’on appellera holistes ; celles dans lesquelles le tout (du grec holos) est premier, ceci impliquant une vision hiérarchique où chacun ne s’identifie qu’en trouvant sa place comme membre d’un ordre d’ensemble le dépassant ? Cette question est à prendre au sérieux tant est grande la hantise de nos contemporains de brimer la liberté individuelle au nom d’entités abstraites. Le regain d’intérêt contemporain pour l’individu tel que Tocqueville l’a compris va de pair avec la fin de ce que les sociologues ont nommé « les grands récits ». On désigne par-là les idéologies politiques, les doctrines religieuses ou philosophiques qui proposèrent aux individus de structurer leur vie de son origine à sa finalité. Le caractère englobant de ces récits venait de leur incarnation dans des institutions sociales (Église, syndicats, nations, classes sociales, familles, partis etc.) offrant un cadre pratique pour les actes individuels : les rites de passage, les références culturelles et mentales, les habitudes de vie etc. Cette matrice institutionnelle s’est peu à peu délitée dans les années soixante et soixante-dix, non pour laisser la place à l’anarchie mais justement à une « société des individus ».
Tocqueville définit l’individualisme comme étant « un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société elle-même[1] ». L’expression centrale de ce passage nous semble être « s’être créé une petite société à son usage ». La société dans laquelle se meut « l’individu individualisé[2] » est sa propre œuvre ; elle lui est postérieure. C’est lui qui en détermine les limites. Il ne se conçoit plus comme se recevant d’une tradition déterminant sa place, ses fonctions, ses actes, ses proches. La société contemporaine n’est pas anarchique mais elle est constituée par autant de centres (les individus) de cercles concentriques, centres eux-mêmes mis en réseau. Ce réseau de réseaux est la société. Chaque individu détermine lui-même ce qu’il veut privilégier dans sa vie selon ses propres centres d’intérêt. La hiérarchie ne le précède pas, c’est lui qui ne cesse de l’établir et de la réformer. Ainsi, chacun peut à des moments différents de son existence (voire de sa journée) choisir la communauté grâce à laquelle il va s’identifier et exiger d’être reconnu par autrui ou l’État (supporter de tel club de foot, membre de telle religion ou paroisse, habitant de telle région, individu ayant telle orientation sexuelle, etc.). Le développement des réseaux sociaux et autres communautés virtuelles ne sont que des accélérateurs et des supports de ce type de comportements identitaires. L’individu reste membre de sociétés mais celles-ci sont bien créées par lui ; ce sont des communautés électives dont il peut sortir quand bon lui semble. La mesure de son action n’est donc que l’intérêt pour lequel il est prêt à s’investir, d’ailleurs parfois généreusement. Une société individualiste peut, en effet, comporter sans contradiction de nombreuses associations caritatives.
Le pivot de tout ce dispositif reste l’individu, mesure du commun. Le commun n’est alors compris que comme le résultat d’une mise en commun volontaire et consciente. Quelle peut être la place reconnue au bien commun tel que la tradition philosophique et théologique en parle? De deux choses l’une : soit il est vu comme le bien de la société dans son ensemble et il apparaît comme un danger pour l’épanouissement des individus ; soit il se réduit à la mise en commun des intérêts individuels, produit de la négociation et/ou de la générosité. Or aucune de ces deux approches ne corresponde à la réalité du bien commun. Cette dernière thèse appelle des éclaircissements. Il s’agit de découvrir en quoi le bien commun est un vrai bien, qu’il est commun aux personnes et qu’enfin il est cause réelle des actes humains par lesquels les personnes se réalisent. Ce n’est ni un idéal ni un concept.
Le bien de la personne comme bien commun
Le bien commun exige-t-il le sacrifice du bien des personnes ? C’est souvent de cette manière que le problème est posé. Si le bien commun est le bien du tout qu’est la société politique, privilégier ce bien, n’est-ce pas être prêt à nier telle ou telle partie au nom du tout ? La dignité de la personne va alors apparaître comme ce qui s’oppose à une logique politique identifiée à la raison d’État. On ne peut nier que l’expérience totalitaire ait discrédité aux yeux de certains toute référence au bien commun.
Certains penseurs contemporains ont contribué à développer une logique personnaliste récusant toute primauté accordée au politique. Pour contrer le fanatisme des religions séculières ou le cynisme du machiavélisme, il apparaît ainsi légitime de chercher à promouvoir une politique humaniste. La pierre angulaire en est le respect absolu de la dignité de la personne. Devant l’alternative entre personne et société, l’humaniste choisira toujours de privilégier la personne quel qu’en soit le coût politique. La référence à Antigone devient alors le modèle d’une transcendance de l’esprit sur la pesanteur des impératifs politiques.
Il est cependant à craindre que le problème ait été mal posé et ces penseurs soient restés trop dépendants de la manière typiquement moderne d’opposer individu et société. À ce compte, on ne peut qu’errer entre deux extrêmes, le cynisme et l’angélisme, dialectique qui tend à se stabiliser dans les compromis voire les compromissions. Or comme le dit excellemment Charles De Koninck, personne et société ne doivent pas être « jugées pour ce qu’elles sont en elles-mêmes, mais selon ce qu’est leur perfection, c’est-à-dire ce qu’est leur bien ; c’est la seule manière dont Aristote et saint Thomas aient traité ce problème. D’un point de vue moderne la question de la personne et de la société devient naturellement : La personne est-elle meilleure que la société ? au lieu de : Le bien propre de la personne est-il meilleur que son bien commun ? La solution totalitaire consiste en ceci que la personne individuelle est ordonnée et assujettie à la société. On est tenté, en rejetant cette doctrine, de verser dans l’extrême inverse ; mais si l’on oblitère le bien commun des personnes qui est cause finale et par conséquent cause première de la société, on se retrouve avec un agrégat d’individus[3] ».
Ce texte est très riche car il rétablit le mode adéquat pour procéder en matière pratique. Un acte humain n’est intelligible que rapporté à sa fin. Pourquoi ? Parce qu’il est posé en vue d’un bien qui apparaît dès lors comme sa cause. Tout acte posé librement est réponse à un attrait du bien. Non pas que tout bien soit un vrai bien, mais c’est toujours sous le rapport du bien que je suis amené à agir. La vie sociale et politique ne doit donc pas être vue de manière statique comme composée d’atomes. Elle est constituée par tous les actes que chacun de ses membres pose au quotidien. Si ceux-ci décidaient de s’abstenir d’agir, la vie sociale disparaitrait. Pensons à ce que provoque par exemple une grève générale de quelques jours pour réaliser que les actes libres sont ce par quoi une société subsiste. Dès lors l’orientation des actes personnels vers le bien devient un sujet majeur de la vie sociale. La césure souvent faite entre morale et politique apparaît ici bien excessive car l’homme étant, qu’il le veuille ou non, qu’il le sache ou non, un animal politique tous les actes qu’il pose ont une dimension politique. Ainsi, comme le rappelle Charles De Koninck, il n’est pas pertinent de concevoir la société comme un super-individu faisant face aux personnes. Cette représentation, malheureusement fréquente aujourd’hui, est le fruit de l’imagination, elle-même influencée par une chosification des concepts. La société tend à être identifiée à l’État, être de raison, personne morale transcendant les personnes physiques qui cherchent alors soit à s’en protéger (État autoritaire) soit à en profiter (État-providence). Au sens strict, il n’y a plus de bien commun. Il n’y a que des biens privés, ceux des personnes et celui de l’État. Contrairement à ce que l’on croit, le bien commun n’a pas ici prospéré en aliénant les biens personnels pour la simple et bonne raison que le bien commun digne de ce nom est justement commun aux personnes humaines. Il n’est pas la somme des biens privés, il est ce qui parfait au plus intime de lui-même chaque membre de la société en tant qu’il s’ordonne au bien de toute la société. Le bien commun de la société n’existe pas en dehors des personnes auxquelles il se communique. Cela implique que les personnes humaines sont douées de raison et de libre-arbitre, et que par-là elles sont aptes à s’ouvrir à plus grand que leur seule préoccupation sensible.
Notons cependant que si le bien commun finalise les actes des personnes en tant qu’elles sont des citoyens, il n’est pas une chose qui préexiste aux actes humains. Il est en effet l’ordre immanent que les personnes mettent dans leurs actes mutuels déterminés par les vertus morales de justice, de force, de tempérance etc. Le bien commun est donc un opérable, terme utilisé par saint Thomas à la suite d’Aristote pour désigner ce que la raison pratique engendre. Trop souvent habitués à la méthode sociologique nous considérons la société et ses affaires comme des choses existant par soi indépendamment des actes humains. Ces choses deviennent alors matériau pour une éventuelle technique plus ou moins inspirée d’une idéologie de production d’un homme nouveau. Rien de bon ne peut venir d’une approche qui ignore le rôle central de l’acte libre orienté vers une finalité qui apparaît comme bonne à celui qui agit. Mais comme je perçois le bien selon la manière dont je suis disposé, un des aspects essentiels de la vie politique consiste à susciter chez les citoyens de bonnes dispositions, les vertus, pour que par leurs actes ils se réalisent, se perfectionnent. Tel est d’abord le rôle de l’autorité politique source des lois mais aussi de tout citoyen qui de par ses actes entrent dans un cercle soit vicieux soit vertueux.
Cette conscience politique ne connote donc plus rien de cynique ; c’est plutôt un appel à un réalisme supérieur saisissant 1/ que chaque personne ne se réalise qu’en participant à la vie commune et 2/ que la vie commune ne se déploie dans son bien qu’en proportion des actes vertueux que chaque citoyen cause librement dans ses relations avec les autres et lui-même.
Th. C. (c) OneOfUs.study, décembre 2019.
[1] De la Démocratie en Amérique, (1835) Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2004, p.496
[2] Expression utilisée par cet observateur et promoteur de l’individualisme qu’est le sociologue François de Singly. Les Uns avec les Autres – Quand l’individualisme crée du lien, Paris, Armand Colin, 2003.
[3] Œuvres Complètes, t. II, Presses de l’Université Laval, Québec, 2010, p.335-336