Le , par Thomas Flichy de La Neuville
N’EN DÉPLAISE AUX AMATEURS DE RÉVÉLATIONS SPECTACULAIRES, le magnétisme exercé par Internet sur nos cerveaux ne relève en rien du prétendu génie technique des informaticiens californiens. En réalité, la puissance d’aimantation des écrans sur notre esprit est due à l’exploitation rationnelle et systématique des découvertes opérées sur le conditionnement animal et humain depuis le deuxième tiers du XIXe siècle. C’est en effet l’exploitation intelligente des classiques qui a permis à l’ingénierie sociale de divertir radicalement notre attention de ce pour quoi elle était initialement programmée : repérer les dangers imminents afin de protéger le groupe ou la tribu, se concentrer de manière durable sur un objet afin de le plier par son art à un emploi utile, entrer en communication avec autrui en se mettant à l’écoute des multiples langages du corps, et surtout scruter les mystères de l’Au-delà, par-delà l’écoulement rapide de la vie terrestre. C’est ainsi qu’en l’espace de deux décennies, la technologie informatique est devenue un écran entre l’homme et l’Éternité. Que nous le désirions ou non, l’Internet global prospère sur la reductio ad bestiam de l’espèce humaine. Aussi serons-nous traités avec autant d’égards que le chien de Pavlov, le rat de John Watson ou le pigeon de Frédéric Skinner. Toutefois, une immense amélioration a été apportée depuis l’entre-deux-guerres : Internet étant alimenté en permanence par nos goûts personnels, ses ingénieurs sociaux pourront nous orienter avec bonheur sur les sites et espaces virtuels révélant notre part d’animalité. Et ainsi, tenus en cage par nos instincts les plus bas, nous pourrons nous constituer prisonniers volontaires de notre ignorance. La privation des classiques relatifs au conditionnement des bêtes et des hommes se trouve par conséquent à la racine de notre esclavage psychique. Celui-ci a été soigneusement orchestré par une ingénierie universitaire privant les étudiants des seuls outils intellectuels leur permettant de grandir : la lecture en silence et la disputatio, pour leur substituer le conditionnement idéologique et l’hyperspécialisation technique. La boîte vide ainsi créée, alimentée par des centres de recherches où des faussaires construisent avec méticulosité des sciences tronquées se retrouve l’alliée naturelle de l’enseignement numérique, qui n’a d’enseignement que le nom.
Naissance de la captologie
Bien sûr, la puissance d’aimantation varie selon les individus. Sa force est en effet inversement proportionnelle à la pratique d’une activité créatrice, qu’elle soit artisanale, intellectuelle ou artistique. N’en déplaise aux artistes de la confusion mentale, il existe également de fortes différences entre les sexes. Ainsi, les jeunes filles semblent globalement bien mieux résister que les jeunes garçons aux formes les plus aiguës de cyberaddictions, tout en étant inversement plus attachées qu’eux à leur smartphone [1]. Une double explication peut être donnée à ce phénomène. En premier lieu, les méthodes éducatives conçues et mises en œuvre de façon écrasante par des femmes, répondent mécaniquement aux aspirations des filles en reléguant la créativité masculine au rang d’une imprévisible et incontrôlable marginalité. Synchronisées à l’école, les filles ont moins de temps à consacrer à la mise en phase avec Internet. En second lieu, la programmation génétique du sexe masculin vers la chasse, l’entraîne irrémédiablement vers l’espace de curiosité de la toile, où pullulent les proies féminines comme les adversaires virtuels masculins avec lesquels il peut se mesurer par le jeu. À l’inverse, la programmation génétique féminine vers la transmission de la vie réduit l’attractivité de la toile, à moins qu’il ne s’agisse que de séduire pour enfanter en rêve.
Toujours est-il qu’une nouvelle science est née à l’aube du XXIe siècle : la captologie. Ce néologisme désigne l’étude de la manière dont les ordinateurs peuvent être utilisés pour persuader les gens de changer leurs attitudes ou leurs comportements. Son concepteur n’est autre que Brian Jeffrey Fogg, élève du psychologue sicilien Philip Zimbardo. Ce dernier s’était rendu célèbre en 1971 par l’expérience de Stanford, au cours de laquelle, le professeur mit ses étudiants en situation carcérale en leur demandant de jouer de façon aléatoire le rôle de gardiens et de prisonniers. Cette expérience avait été financée par la marine américaine ainsi que par les corps des marines. Elle visait officiellement à comprendre la raison des conflits au sein du système carcéral. Le professeur Zimbardo, qui jouait le rôle de superviseur imposa des conditions particulières aux participants dans l’espoir d’augmenter la désorientation, la dépersonnalisation et la désindividualisation. Il donna comme conseil aux gardiens de répandre la peur afin de déshumaniser les prisonniers puis de les conditionner. L’expérience dura six jours et se solda par de graves abus. Philip Zimbardo, quant à lui, en tira d’intéressants enseignements sur l’orchestration du conditionnement humain en un temps très limité. En 2003, Brian Jeffrey Fogg publia un livre intitulé : Technologies persuasives : comment utiliser des ordinateurs afin d’orienter ce à quoi nous pensons et ce que nous faisons. Six ans plus tard, l’auteur mit au point le Modèle comportemental de Fogg (FBM) visant à modéliser le comportement humain. Ce modèle était fondé sur trois critères : la motivation du sujet, sa capacité à remplir la tâche voulue et l’actionnement d’un déclencheur [2]. Or la motivation est influencée par des facteurs comme le plaisir ou la douleur, fondements du dressage animal. L’on voit ainsi que le modèle comportemental de Fogg hybride les leçons anciennes du behaviorisme [3] avec les plus récentes avancées des neurosciences. Si le sujet de la captologie demeure opaque, c’est qu’il se trouve précisément à l’intersection de plusieurs champs disciplinaires autonomes : l’histoire, la psychologie, la biologique et l’informatique. L’industrialisation du savoir ayant transformé les esprits curieux en une masse de spécialistes-ilotes, il reste à convoquer ceux qui ont refusé le cantonnement. Blaise Pascal leur donnait un nom, les gens universels :
« Les gens universels ne sont appelés ni poètes, ni géomètres, etc. ; mais ils sont tout cela, et juges de tous ceux-là. On ne les devine point. Ils parleront de ce qu’on parlait quand ils sont entrés. On ne s’aperçoit point en eux d’une qualité plutôt que d’une autre, hors de la nécessité de la mettre en usage […]. Il faut qu’on n’en puisse dire ni : il est mathématicien ni prédicateur ni éloquent mais il est honnête homme. Cette qualité universelle me plait seule […] il faut savoir peu sur tout. Car il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d’une chose ; cette universalité est la plus belle [4] ».
Les technologies persuasives
La plus belle, la plus utile aussi. Reste à savoir qui préside à l’utilisation des technologies persuasives ?
La réponse à cette question ne peut s’accommoder d’une réponse simple. En effet, les acteurs ayant intérêt à l’orientation des choix sont à la fois variés et divisés. Tout ce que l’on peut dire est que ces acteurs lucides sont peu nombreux et ont pour finalité première l’achat de biens de consommation. La fin ultime est donc de fabriquer des oniomanes, c’est-à-dire des victimes de la fièvre acheteuse. L’oniomanie ou achat compulsif a été étudiée à la fin du XIXe siècle par Emil Kraepelin. Elle se solde par une alternance de hauts et de bas caractéristique de l’addiction. En effet, l’euphorie qui suit l’achat s’accompagne immédiatement d’un sentiment de culpabilité. Le cycle des achats addictifs est essentiellement lié à des besoins de reconnaissance sociale[5]. Quant à ceux qui télécommandent l’achat, ils demeurent invisibles aux regards. Ceci n’a rien d’anormal. En effet, tout le monde animal est régi par l’existence de territoires au centre desquels l’agressivité masculine est au sommet. Or ce centre demeure invisible pour les proies potentielles. Il ne correspond pas au centre géométrique de l’espace approprié, ni au nid de l’oiseau ni même à l’endroit où les réserves de nourritures sont les plus abondantes. Il s’agit simplement du centre de gravité des déplacements de l’animal. Le moineau mâle ne manque pas de commencer sa journée en chantant au centre, puis ses déplacements incessants brouillent l’emplacement du centre invisible.
Ce phénomène n’est pas nouveau : la transition révolutionnaire
Il ne fait aucun doute que les acteurs lucides de la captologie soient une minorité. Ces derniers ont en effet tout intérêt à confiner les opérateurs informatiques dans un rôle purement technique afin qu’ils ne perçoivent que de façon floue et diffuse la finalité des mouvements imperceptibles programmés à distance. Quant aux masses consommatrices, elles doivent demeurer naturellement dans l’ignorance grâce à la connexion permanente. Ce phénomène n’est pas nouveau. En effet l’histoire des transformations sociales est l’œuvre exclusive de minorités s’opposant les unes afin de faire triompher leurs intérêts propres. L’historien positiviste Hippolyte Taine, qui engloutit tous ses efforts à partir de 1870, dans un travail d’archives titanesque sur la transition révolutionnaire [6] fut frappé par le fait que la révolution française n’eut pour moteur qu’une minorité violente et déterminée. Il écrit :
« Le régime dont Saint-Just apporte le projet est celui par lequel une oligarchie d’envahisseurs s’installe et se maintient dans une nation subjuguée. Par ce régime, en Grèce, 10 000 Spartiates, après l’invasion dorienne, ont maîtrisé 300 000 Ilotes et Périèques. Par ce régime, en Angleterre, 60 000 Normands, après la bataille d’Hastings, ont maîtrisé deux millions de Saxons. Par ce régime, en Irlande, après la bataille de la Boyne, 200 000 Anglais protestants ont maîtrisé un million d’Irlandais catholiques. Par ce régime, les 300 000 Jacobins de France pourront maîtriser les six ou sept millions de Girondins, Feuillants, royalistes ou indifférents. Il est très simple, et consiste à maintenir la population sujette dans l’extrême faiblesse et dans l’extrême terreur. À cet effet, on la désarme, on la tient en surveillance, on lui interdit toute action commune, on lui montre la hache toujours levée et la prison toujours ouverte, on la ruine et on la décime. »
Danton, bien conscient du danger écrit : « C’est dans Paris qu’il faut se maintenir par tous les moyens. Les républicains sont une minorité infime, et, pour combattre, nous ne pouvons compter que sur eux. Le reste de la France est attaché à la royauté. Il faut faire peur aux royalistes ! » En fin de compte, qu’importe que les Jacobins réunis ne soient pas 300 000, la force ne se mesure pas au nombre : ils sont une bande dans une foule, et, dans une foule désorganisée, inerte, une bande décidée à tout percer en avant comme un coin de fer dans un amas de plâtras disjoints. Après tout, les Jacobins ne sont qu’opérés. Derrière eux se trouve en effet la force des clubs.
« Nulle machine plus efficace ; on n’en a jamais vu de mieux combinée pour fabriquer une opinion artificielle et violente, pour lui donner les apparences d’un vœu national et spontané, pour conférer à la minorité bruyante les droits de la majorité muette, pour forcer la main au gouvernement. Notre tactique était simple, dit Grégoire. On convenait qu’un de nous saisirait l’occasion opportune de lancer sa proposition dans une séance de l’Assemblée nationale. Il était sûr d’y être applaudi par un très petit nombre et hué par la majorité. N’importe. Il demandait et l’on accordait le renvoi à un comité où les opposants espéraient inhumer la question. Les Jacobins de Paris s’en emparaient. Sur invitation circulaire ou d’après leur journal, elle était discutée dans trois ou quatre cents sociétés affiliées, et, trois semaines après, des adresses pleuvaient à l’Assemblée pour demander un décret dont elle avait d’abord rejeté le projet, et qu’elle admettait ensuite à une grande majorité, parce que la discussion avait mûri l’opinion publique. »
Manipulation mentale et révolution numérique
Les techniques de manipulation mentale, permettant à une minorité d’opérer sur la majorité, à l’époque révolutionnaire sont d’un très grand intérêt à l’heure où s’opère la révolution numérique. Il existe en effet comme une filiation entre les deux épisodes. Cette filiation s’opère par deux moyens : la transposition de l’ancienne partition puis l’hybridation technologique.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les maîtres de la captologie n’opèrent pas nécessairement depuis le haut. Ils œuvrent plutôt depuis l’ailleurs, c’est-à-dire depuis les cercles opaques situés immédiatement au-dessous du pouvoir. Si nous considérons en effet la pyramide sociale, nous remarquons en bas : une masse de conservateurs-inertes, utilisant 90% de leur énergie à protéger des micro-seigneuries et se fédérant ponctuellement afin de résister à tout changement. Leur arme principale consiste à être présents et à retarder le plus possible les actions à mener. La conduite du changement leur échappe, ils y répondent par la stratégie de la tortue. Le cœur bureaucratique de cette masse est protégé par un cartel des centurions obtus. Au sommet, l’on trouve une petite minorité de décideurs d’opérette, faisant de la figuration. Leur présence correspond à une case transitoire sur leur cursus honorum. Ils pratiquent la stratégie de l’ambiguïté afin de pouvoir faire accepter à leurs subordonnés toute impulsion venant de leurs propres chefs, en prétendant qu’ils en sont les auteurs. Ce qui est important pour eux est de maintenir une opacité totale sur les instructions reçues d’en haut afin de jouer à la perfection leur rôle de faux-décideurs. Lorsqu’ils sont résolus, c’est généralement qu’ils sont assurés par le haut. C’est précisément entre ces deux strates que se glisse le monde interlope des agents d’influence. Ils ont un objectif très clair, fonctionnent en petits groupes complexes et fluides, aptes à toutes les recompositions. Ils fonctionnent comme une petite colonie de coucous cherchant à se substituer aux faux-décideurs. Pour se faire, ils jouent sur plusieurs pianos à la fois afin de faire avancer leurs intérêts. Très souvent leur objectif politique sert tout simplement d’habillage à leurs intérêts individuels, mais ce n’est pas toujours le cas. Ces agents d’influence forment des groupes concurrents les uns des autres. Pour être efficace, ils doivent avoir la primeur de l’information, coordonner le renseignement et utiliser leur intuition afin de décrypter les signaux faibles des faux-décideurs mystérieux. Ils doivent saisir les alignements de position afin de pousser leur pion en surprenant leurs adversaires qui sont doubles : les masses inertes et leurs concurrents d’influence. De tout ceci résulte que l’orientation de l’opinion se trouve hors du champ des masses bureaucratiques inertes comme du cercle des faux-décideurs. La captologie, issue de cet ailleurs opère en trois mouvements chirurgicaux successifs : hypnotiser, conditionner et enfin manipuler les esclaves psychiques fabriqués.
Pour en savoir plus :
Thomas Flichy de La Neuville, Les Esclaves psychiques d’Internet, DMM, 2020, 102 p.
[1] Dans le programme de cyber-désintoxiation de l’hôpital Kanagawa au Japon, plus de 70 % des patients sont de jeunes étudiants masculins.
[2] Christian BASTIEN et Gaëlle CALVARY écrivent : « Pour Fogg, la persuasion par le biais des technologies de la communication prend place à deux niveaux : un niveau micro (la micro-persuasion) et un niveau macro (la macro-persuasion). Les systèmes de micro-persuasion sont des systèmes dont l’objectif premier n’est pas la persuasion, mais dont certaines de leurs composantes peuvent avoir de tels objectifs ou effets. La micro-persuasion est alors incorporée à certaines boites ou séquences de dialogue. C’est le cas par exemple lorsque Word vous indique des erreurs de frappe et vous propose des solutions. Pour Fogg, tout système qui vous rappelle ce que vous avez à faire, qui vous permet de visualiser votre activité ou encore vous encourage ou vous louange est un système de micro-persuasion, car il change votre façon de penser, d’agir. Toujours selon Fogg, des sites Web comme Amazon.com ou ebay.com dont l’objectif principal est de persuader les utilisateurs à acheter sont des exemples de macro-persuasion. Pour ces sites, la persuasion constitue leur seule raison d’être. Mais le commerce n’est pas le seul enjeu des technologies de macro-persuasion. Tous les aspects de la vie sont concernés (éducation, économie d’énergie, activité sportive, alimentation, conduite automobile écologique et durable, arrêt de la cigarette, développement durable, etc.) ». J. M. Christian Bastien, Gaëlle Calvary. « Technologies persuasives », Episciences, p.1-200, 2015.
[3] Le behaviourisme, variante de la recherche comportementale, part du principe que tout être humain peut être dressé à l’aide d’impulsions positives, donc de récompenses, à se comporter de manière appropriée dans ses capacités pratiques.
[4] Blaise PASCAL, Pensées, Hachette, 1950, p. 32.
[5] « Les achats d’objets de toute nature sont devenus des indicateurs de statut dans la société actuelle. Les valeurs sociales favorisent la dictature de la mode et du superflu, et de nombreuses personnes partagent la croyance que posséder plus, c’est valoir plus ou exister davantage. Acheter est une activité banale et sans importance de la vie quotidienne pour la plupart des personnes mais, pour un petit nombre d’individus, elle devient difficile à maîtriser au point d’entraîner des conséquences néfastes sur la vie familiale et sociale. Les achats compulsifs sont considérés comme une conduite addictive… » Lucia ROMO, « L’addiction aux achats », Isabelle VARESCON éd., Les addictions comportementales. Aspects cliniques et psychopathologiques, Mardaga, 2009, pp. 19-47.
[6] Les origines de la France contemporaine sont rédigées entre 1870 et la mort d’Hippolyte TAINE en 1893.
Auteur de l'article
Thomas Flichy de La Neuville
France | Professeur agrégé d'histoire, docteur en droit.
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