Le , par Rémi Brague
L’Europe est en crise, sociale, économique, politique, démographique. Peu nombreux sont les intellectuels qui s’interrogent sur le vide spirituel et moral qui en est peut-être la cause profonde, et qui tentent de l’empêcher de produire ses effets destructeurs. Unir leurs travaux dans le cadre d’un Observatoire de la dignité de la personne humaine en Europe est la mission que s’est donnée la plateforme culturelle européenne One of Us, qui se réunit à Saint-Jacques-de-Compostelle le 19 octobre prochain.
Du président Chirac, que la France vient d’enterrer, les media ont retenu une phrase : « La maison brûle ! » C’est probablement vrai pour la planète dans son ensemble. C’est vrai, sans réserves, pour la « maison commune » européenne. Sur les différents aspects de la crise qu’elle traverse, point n’est besoin de répéter l’évidence. Si ce n’est, peut-être, parce que des symptômes spectaculaires peuvent dissimuler des réalités plus profondes.
Tout le monde pointe du doigt, à gauche, le « populisme », à droite l’« invasion des migrants », voire l’« islamisation ». Moins nombreux sont ceux qui rappellent que c’est le divorce entre des élites sourdes et des « petites gens » abandonnées qui provoque en réaction l’exploitation du mécontentement du « bon populo » par des démagogues ; ou encore que c’est l’effondrement démographique du Vieux Continent qui attire en compensation la jeunesse maghrébine et africaine ; ou enfin que c’est le vide spirituel et moral engendré par l’oubli ou le refus du christianisme et de sa base biblique qui fait le jeu des prêcheurs islamistes.
Ceux qui s’interrogent
Moins nombreux encore sont ceux qui s’interrogent sur les causes dernières de ces évolutions à long terme et qui tentent de les empêcher de produire leurs effets destructeurs. De tels penseurs et hommes d’action existent. En Europe, ils sont dispersés dans tous les pays et trop souvent ignorés, volontairement ou non, par la parole publique. Leurs arguments, pourtant solidement fondés en raison, sont balayés d’un revers de main par les puissants. De ce fait, ils se croient isolés, une minorité laissée en arrière par le mouvement irrésistible de l’histoire.
La réunion internationale qu’organise à Santiago de Compostela la fédération One of us, le 19 de ce mois d’octobre, a pour but de les réunir et de les faire se connaître. On se souvient que One of us était né en lançant, il y a déjà cinq ans, une initiative citoyenne à l’échelle européenne. Elle demandait le respect des embryons humains qui allaient être jetés en pâture, prétendument à la « science », en fait à une technologie aux ordres du marché. Elle avait recueilli près de deux millions de signatures. Au mépris des règles communautaires demandant qu’une pétition massive soit considérée, les instances bruxelloises n’en tinrent aucun compte. Cela montra l’indigence des politiques, mais aussi l’insuffisance d’une action qui se situerait exclusivement à ce niveau-là.
« Il y a de l’“européen” partout »
Il s’agit maintenant pour One of us, après deux réunions, d’abord à Valencia, puis à Paris, de mettre sur pied une plateforme culturelle européenne.
L’adjectif « européen » n’est pas étroitement limitatif. Ce qui est venu d’Europe, comme une science rigoureuse, une technologie très performante, une démocratie qui n’est pas toujours qu’un mot, mais aussi une certaine sécularisation, un effacement des repères moraux, tout cela a envahi la planète entière, pour le meilleur comme pour le pire. Il y a de l’« européen » partout. D’où une responsabilité plus grande pour les européens, même si leur influence économique et politique tend à décroître devant les géants, américain aujourd’hui, asiatiques demain, africains après-demain. Soigner la « tête par laquelle le poisson pourrit » est un devoir collectif qui nous concerne au premier chef.
La culture d’abord
« Culturelle » est un mot important. Il s’agit de se situer résolument à un niveau pré-politique. La politique est en effet, et de plus en plus, chargée de donner forme aux demandes que véhicule la culture. Elle est légitime lorsqu’il s’agit de traduire en lois la volonté populaire bien informée et mûrement réfléchie. Mais elle dérape lorsque des groupes de pression, appuyés par un bombardement médiatique, font croire que les désirs d’infimes minorités doivent être satisfaits à tout prix, même lorsqu’ils impliquent que des êtres humains qui n’ont pas encore la possibilité de se défendre pourraient être produits et achetés à la demande.
La culture, en revanche, nous fait voir sous un certain angle, avec une certaine couleur, aussi bien le monde qui nous entoure que nous-mêmes qui y vivons. Du coup, elle oriente notre action, même dans le domaine politique. Quand elle est une authentique culture de vie, elle nous fait prendre conscience de la beauté du monde, de la dignité de ce que nous sommes, et de la noblesse de la tâche à accomplir. La « culture » actuelle en est-elle une ? On peut en douter.
Il importe donc d’en faire une analyse critique, sans pleurnicher sur ce qui a été perdu, sans non plus se précipiter vers des promesses qui ne pourront de toute façon pas être tenues. Nous ne voulons ni regretter un passé qui fut bien moins rose que ne le rêve une nostalgie réactionnaire, ni attendre que des manipulations aventureuses de la nature hors de nous et en nous-mêmes nous apportent des « lendemains qui chantent ».
Forer le plus profond possible
Ce qui nous menace est une culture — si elle mérite ce nom — qui voudrait tout réduire à ce qui peut s’acheter ou se vendre. Ce n’est pas seulement la force de travail de l’homme qui deviendrait une marchandise, c’est son corps lui-même, qui ne serait pas plus respectable qu’une machine. Ainsi, un enfant ne serait qu’une commodité qu’on peut commander à un utérus de location et renvoyer s’il a un défaut rédhibitoire. Quant à ceux qui seraient devenus incapables de produire ou d’acheter, ils seraient jetés au rebut.
Face à cette « culture » que l’on voudrait nous imposer, nous nous demanderons quelle culture — une vraie — nous voulons vraiment, et comment travailler à son avènement. Ce sera la première tâche d’un « Observatoire des valeurs ». De la sorte, notre « plate-forme » ressemblera à celles que l’on installe en mer, en quête de pétrole. Comme celles-ci, elle cherchera à forer le plus profond possible, en creusant vers les strates les moins visibles, mais les plus fondamentales, de notre culture. Comme celles-ci, elle souhaite en extraire ce qui, une fois raffiné, pourra continuer à nous faire avancer : non pas simplement faire tourner nos moteurs, mais, déjà, nous donner la force et l’envie de progresser vers plus d’humanité.
Auteur de l'article
Rémi Brague
France | Philosophe, membre de l'Institut de France (Académie des sciences morales et politiques).
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