Le , par Rémi Brague
Les tâches de la Plateforme culturelle One of Us et de son Observatoire de la dignité de la personne humaine en Europe. Conférence inaugurale du Séminaire de Santiago-de-Compostela, 19 octobre 2019.
1. Nous avons déjà connu au moins deux réunions, d’abord à Valencia, puis à Paris. Et nous voici à Santiago. Paris, notre dernière étape, était autrefois, et le redevient de plus en plus, l’un des points de départ de l’itinéraire qu’on nommait camino francés. Rien de plus normal, donc, que nous nous retrouvions ici.
Santiago est un lieu symbolique. Celui d’une convergence européenne : le pèlerinage partait certes de divers endroits, mais il convergeait vers Santiago. Tous les chemins qui y menaient rassemblaient des pèlerins qui venaient de toute l’Europe. De même, nous nous retrouvons ici d’à peu près toutes les régions du Continent.
Cette ville est proche d’un des points les plus occidentaux du « vieux continent » — alors que personne ne savait à l’époque qu’il y en avait un autre, nouveau, au-delà de l’Atlantique. Le Cap qu’on n’appelle pas en vain Cap Finisterre, et à deux pas. Certes, au Portugal, le Cabo da Roca, Onde a terra se acaba e o mar começa [1] est un peu plus à l’Ouest. Mais ici, comme en Bretagne dans un autre Finistère, comme en Cornouailles à Land’s End, comme à Dunmore Head en Irlande, nous nous sentons « loin de tout » ou, pour rester poli, « au bout du monde ».
Rien n’est pour moi plus représentatif de ce que j’ai appelé l’« identité excentrique » de l’Europe. Car l’Europe, en tout cas avant qu’elle ne découvre le Nouveau Monde, n’a cessé de se sentir loin. Loin de la Grèce, d’où était partie l’aventure philosophique, littéraire et scientifique de l’Occident. Loin de la Terre Sainte, où l’on avait écrit la Bible, et où était mort et ressuscité celui qu’adorent les chrétiens. L’Europe n’a pas cessé de loucher vers des points de référence situés en dehors d’elle et d’y chercher son véritable centre : Athènes et Jérusalem, les foyers religieux et profane de l’ellipse européenne.
C’est d’ici, au point le plus lointain, que nous sentons le plus vivement le besoin de nous raccrocher aux sources de l’Europe.
La crise européenne
2. Nous sommes donc ici au bout du monde, en tout cas au bout de l’Europe. L’Europe elle aussi est peut-être au bout d’elle-même, si ce n’est au bout du rouleau.
Qu’elle soit en crise, tout le monde le sait, le sent, le voit. Seuls les menteurs se contentent de le penser sans le dire. Après une montée en puissance, timidement commencée au XIe siècle, accélérée au XVe, elle a atteint son apogée au XIXe siècle. Le XXe l’a lancée dans une aventure suicidaire, marquée par deux guerres et un génocide. En économie comme en politique, elle se sent détrônée, dès aujourd’hui par les États-Unis, demain par la Chine, après-demain par l’Inde ou l’Afrique.
L’économie et la politique sont des savoirs et des activités indispensables et respectables ; mais ils ne sont pas déterminants. Car le mal le plus grave ne vient pas du dehors. Il serait à la fois inutile et injuste d’accuser des facteurs extérieurs. C’est d’Europe que sont parties les deux guerres que l’on appelle aujourd’hui « mondiales », et les idéologies mortifères. La responsabilité de l’Europe est lourde.
C’est aussi d’Europe que proviennent les maux qui la dévorent en ce moment. Tout le monde accuse, à gauche, le « populisme », à droite l’« invasion des migrants », voire l’« islamisation ». Mais c’est le divorce entre des élites sourdes et des « petites gens » abandonnées qui provoque en réaction l’exploitation du mécontentement populaire par des démagogues ; c’est l’effondrement démographique du Vieux Continent qui aspire en compensation la jeunesse maghrébine et africaine ; c’est la misère spirituelle et morale engendrée par l’oubli ou le refus du christianisme et de sa base biblique qui fait le jeu des prêcheurs islamistes.
Ceux qui s’interrogent sur les causes dernières de ces évolutions à long terme et qui tentent de les empêcher de produire leurs effets destructeurs existent. Ils sont peu nombreux, mais plus nombreux qu’on ne voudrait nous le faire croire. En Europe, ils sont dispersés dans tous les pays et trop souvent ignorés, volontairement ou non, par la parole publique. Leurs arguments, pourtant solidement fondés en raison, sont balayés d’un revers de main par les puissants. De ce fait, ils se croient isolés, une minorité laissée en arrière par le mouvement irrésistible de l’histoire.
De la culture, un inventaire critique
3. Les réunions précédentes avaient pour but de réunir et de faire se connaître quelques-uns de ces résistants. Par suite, elles voulaient permettre une libre fédération, coordination, ou comme on voudra dire, de ces connaissances et de ces initiatives.
Il nous faut maintenant passer à la vitesse supérieure. Il s’agit de mettre sur pied une plateforme culturelle européenne. Permettez-moi d’expliquer ces trois mots, rapidement, et en commençant par le dernier.
L’adjectif « européen » n’est pas étroitement limitatif. Il y a ici des représentants de douze pays européens. Il en manque donc, mais c’est déjà bien. Toutefois, au-delà des personnes, il faut penser aussi à ce qui est européen, aux éléments de culture venus d’Europe. Ce qui est venu d’Europe est, d’une part, une science rigoureuse, une technologie très performante, un état de droit qui n’est pas toujours qu’un mot. Mais sont aussi venus d’Europe une certaine sécularisation, un effacement des repères moraux, une perte du sens de la beauté de l’humain.
Or donc, tout cela a envahi la planète entière, pour le meilleur comme pour le pire. Il y a de l’« européen » — au neutre — partout. D’où une responsabilité plus grande pour les citoyens européens. On connaît le proverbe : « Le poisson pourrit par la tête ». Soigner cette tête est un devoir collectif qui nous concerne au premier chef. Le contenu de cette tête, c’est justement ce que dit l’adjectif « culturel ».
« Culturel » est un mot très important. Il s’agit de se situer résolument à un niveau pré-politique. La politique est en effet, et de plus en plus, chargée de donner forme aux demandes que véhicule la culture. Cette politique est légitime lorsqu’elle se propose de traduire en lois la volonté populaire bien informée et mûrement réfléchie. Mais elle se pervertit lorsque des groupes de pression, appuyés par un bombardement médiatique, font croire que les désirs d’infimes minorités doivent être satisfaits à tout prix, même lorsque leur logique interne aboutit nécessairement à des monstruosités, voire à la disparition pure et simple, à plus ou moins long terme, des sociétés qui feraient de ces désirs leurs règles de comportement.
La culture nous fait voir sous un certain angle, avec une certaine couleur, aussi bien le monde qui nous entoure que nous-mêmes qui y vivons. Elle répond aux questions : qui sommes-nous ? Où sommes-nous, sur la terre, sous le ciel, parmi d’autres êtres vivants, avec nos prochains ? Du coup, la culture oriente notre action, même dans le domaine politique et économique. Quand elle est une authentique culture de vie, elle nous fait prendre conscience de la beauté du monde, de la dignité de ce que nous sommes, et de la noblesse de la tâche à accomplir. La « culture » actuelle en est-elle une ? On peut en douter.
Il importe donc de faire de cette « culture » un inventaire critique. Ce sera la première tâche de l’« Observatoire ». Il n’est pas question de pleurnicher sur ce qui a été perdu, ni non plus de se précipiter vers des promesses qui ne pourront de toute façon pas être tenues. Nous ne voulons pas regretter un passé qui fut bien moins rose que ne le rêve une nostalgie réactionnaire. Nous ne voulons pas non plus attendre que des manipulations aventureuses de la société ou de la nature hors de nous et en nous-mêmes nous apportent des « lendemains qui chantent ».
Savoir et faire savoir ce qu’est l’homme
4. Ce qui nous menace est une culture — si elle mérite ce nom — qui voudrait tout réduire à ce qui peut s’acheter ou se vendre. Ce n’est pas seulement la force de travail de l’homme qui deviendrait une marchandise, c’est son corps lui-même, qui ne serait pas plus respectable qu’une machine. Ainsi, un enfant ne serait qu’une commodité qu’on peut commander à un utérus de location et renvoyer s’il a un défaut rédhibitoire. Quant à ceux qui seraient devenus incapables de produire ou d’acheter, ils seraient jetés au rebut. Les questions dites de « bio-éthique » portent sur l’origine même de la vie de notre espèce et sur les conditions qui permettent la poursuite de l’aventure humaine. Elles sont donc essentielles. Leur donner une réponse raisonnable et prudente est une tâche nécessaire et urgente.
Mais ces problèmes essentiels ne sont pas pour autant fondamentaux. Il ne suffit pas de s’élever contre la mainmise du marché et de la technologie qui est à son service. Il faut encore savoir et faire savoir ce qu’est l’homme, quelle en est la dignité, quels sont ses devoirs.
Face à cette « culture » que l’on voudrait nous imposer, nous nous demanderons quelle culture — une vraie — nous voulons vraiment, et comment travailler à son avènement. Ce sera la seconde tâche de l’« Observatoire ».
Il me reste à expliquer le mot « plateforme ».
L’idée centrale est celle d’une base, d’un point de départ. Pour faire voir de
quoi il s’agit, je n’ai rien trouvé de mieux qu’une image : notre
« plateforme » ressemblera à celles que l’on installe en mer, en
quête de pétrole. Comme celles-ci, elle cherchera à forer le plus profond
possible, en creusant vers les strates les moins visibles, mais les plus
fondamentales, de notre culture. Comme celles-ci, elle souhaite en extraire ce
qui, une fois raffiné, pourra continuer à nous faire avancer : non pas
simplement faire tourner nos moteurs, mais, déjà, nous donner la force et
l’envie de progresser vers plus d’humanité.
[1] Camões, Os Lusíadas, IIIe chant, §20, v. 3.
Auteur de l'article
Rémi Brague
France | Philosophe, membre de l'Institut de France (Académie des sciences morales et politiques).
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