Le , par Thibaud Collin
IL N’EST PAS FACILE DE RÉFLÉCHIR sur la crise sanitaire que nous venons de vivre. De quoi est-elle le signe révélateur ? À partir de quelle grille d’interprétation l’aborder ? Quels seront ses effets à plus ou moins long terme ? Chacun a tendance à la considérer à partir de ses préoccupations antérieures et cherche « à tirer la couverture à lui » pour y lire la confirmation de ses convictions ; comment s’offusquer d’une telle tendance ? Ces quelques remarques n’ont aucune prétention scientifique particulière. Ce ne sont que quelques notes qui demandent à être discutées et qui devront probablement être amendées et complétées en fonction des déploiements à venir, ceux-ci nous permettant de mieux appréhender ce phénomène ô combien complexe.
Une expérience collective au singulier
Tout d’abord, cette pandémie a été l’occasion d’une expérience collective massive vécue en première personne (« je ») comme on n’en connaît qu’exceptionnellement, au moins dans les pays tempérés et relativement paisible qui sont les nôtres. Surviennent certes régulièrement des événements qui affectent simultanément toute une nation voire le monde entier. Pensons à la chute des tours du WTC à New-York en 2001, ou aux attentats terroristes de novembre 2015 à Paris. Mais de tels événements n’engendrent pas une situation réellement commune. Le spectateur regardant une chaîne d’information continue, peut être médusé par ce qu’il voit ou entend, il peut même ressentir une forte empathie pour les victimes ou leurs proches, de la reconnaissance pour les policiers ou les médecins mais il n’a pas comme tel été concerné par l’événement.
Un pas supplémentaire dans la dépendance
La pandémie que nous venons de traverser a donné lieu à une mesure politique inédite à l’époque contemporaine, le confinement obligatoire de populations entières. Le paradoxe est que cette expérience commune a donc engendré un repliement sur la plus réduite des sphères de la vie humaine, celle de l’intimité individuelle ou familiale. Le commun a été vécu dans l’enfermement physique quasi complet. La chose commune a d’abord été l’expérience du confinement, réponse à la propagation du virus en l’absence d’autres moyens de lutte. Cela a engendré un surinvestissement des médiations technologiques dont les conséquences ne sont pas encore évaluables mais qui seront probablement importantes. À n’en pas douter, les populations ont fait un pas supplémentaire dans la dépendance toujours accrue aux nouvelles technologies et ce au titre d’impératifs sanitaires et sécuritaires. Les « écrans » (et les firmes qui les commandent) sont peut-être les grands gagnants de la pandémie.
D’aucuns objecteront que le confinement a aussi contribué à des redécouvertes salutaires : la vie à la campagne, l’art de la vie familiale simple, la lecture, etc. Reste à savoir si ceux qui ont su profiter du confinement pour vivre ces moments de haute qualité n’avaient pas déjà en eux la ressource et l’expérience leur permettant de ne pas plonger dans le divertissement. Peut une fois de plus se vérifier la parole évangélique « à ceux qui ont déjà, on donnera encore davantage, et ceux qui ont peu, on leur retira ce qu’ils ont » (Matthieu 13, 12).
Le primat de la survie physique
Ce commun vécu simultanément a permis de révéler le soubassement de nos sociétés modernes centrées sur l’absolutisation de la vie brute. Thomas Hobbes, dans Léviathan (1651), a théorisé le fondement de la légitimité des États modernes : échapper à la mort violente que n’importe qui peut infliger à n’importe qui d’autre. La survie physique devient plus importante que les raisons de vivre qui apparaissent parfois comme des raisons de s’entretuer ou au moins de s’opposer. Le présupposé d’un tel dispositif est que le souci du salut de l’âme déchire le corps politique (guerre civile à teneur religieuse). Celui-ci ne peut donc perdurer que si l’État souverain apparaît comme celui qui garantit la sécurité des corps. La logique ultérieure de l’État providence a ajouté la santé à la sécurité. La santé est bel et bien devenue le levier principal pour légitimer les actions de l’État. L’épidémie a manifesté clairement que la santé, identifiée à la survie du corps, est devenue la valeur cardinale de nos sociétés désenchantées.
La mort, maîtresse de la liberté
Dès lors, rien n’est excessif pour éviter la mort puisque celle-ci apparaît comme le mal absolu. Les libertés fondamentales, principalement celle de rendre un culte public à Dieu et celle de circuler, ont été suspendues sans contestation majeure car leurs exercices risquaient, paraît-il, d’entraîner la mort. La mort s’est révélée maîtresse de la liberté par la médiation de la peur. L’occultation quasi-complète de la question des fins dernières dans nos sociétés est le symptôme d’un basculement anthropologique majeur. Le traitement dévolu aux mourants et aux dépouilles mortelles pendant le confinement est le signe le plus visible de l’incapacité de nos sociétés à affronter la mort comme un passage dans lequel se joue et se vérifie la grandeur de la vie en tant qu’elle est humaine. Le héros, le saint et le sage ont toujours été prêts à mourir pour être fidèle à leurs raisons de vivre. Achille, Socrate, Antigone, saintes Félicité et Perpétue ont trouvé chacun le courage de ne pas se dérober devant la mort dans leur certitude que celle-ci est interne à la vie, c’est-à-dire qu’elle est rigoureusement une traversée par laquelle l’homme accède à une vie supérieure.
Une extrême vulnérabilité
La chose commune est ainsi réduite au plus dénominateur commun des hommes en tant que simples vivants : la survie biologique, condition de la jouissance qui consiste essentiellement à se ménager des voies permettant d’assouvir de possibles nouveaux désirs. La vie politique apparaît finalisée par la seule survie des individus qui en sont membres. Cette pandémie a donc été un bon indicateur de l’état spirituel de notre société. Le confinement pour sauver sa propre vie, le confinement comme occasion de divertissement pour éviter de se poser collectivement la question des dimensions de la vie humaine, voilà une des leçons majeures qui confirment ce que l’on savait déjà. L’homme de la modernité tardive est d’une extrême vulnérabilité pour affronter les enjeux essentiels de la vie humaine.
Auteur de l'article
Thibaud Collin
France | Philosophe, professeur agrégé en classes préparatoires, codirecteur de l'Observatoire One of Us.
Ses publications