Le , par Benoît Bayle
Source : « L’enfant désiré, la parentalité et la procréatique », Dialogue, 2013/1 n° 199, p. 85-95.
Résumé :
La révolution sexuelle et procréatique redessine les contours de la parentalité postmoderne. L’article examine la notion d’« enfant désiré » en la confrontant aux logiques de la procréatique. L’instrumentalisation de l’enfant à naître nous confronte à la place qu’occupent les pertes prénatales précoces dans la psychologie individuelle et collective. La clinique psychopathologique de la survivance périnatale offre une piste pour mesurer ces effets. L’« enfant désiré » de la société procréatique ne bénéficierait pas de l’accueil sécurisant que l’on croit : bien au contraire, il serait exposé à une forme de violence sociale. Ces données méritent d’être prises en compte pour comprendre la parentalité postmoderne.
The sexual revolution and procreatics are remodelling the contours of postmodern parenthood. This article examines the notion of the “wanted child ,” confronting it with the logics of procreatics. The instrumentalisation of the child to be born confronts us with the place that early prenatal losses occupy in individual and collective psychology. Psychopathological clinical treatment of perinatal survival offers a path to measure such effects. The “wanted child ” of procreatic society is considered not to benefit from the highly secured welcome into the world that is often believed to prevail. Quite the contrary, it would appear to be exposed to a form of social violence. Such data deserve to be taken into account in order to understand postmodern parenthood.
LA PROCREATIQUE regroupe l’ensemble des pratiques qui interviennent sur la procréation humaine, en négatif comme en positif (Humeau et Arnal, 2003). Son champ d’application est vaste : traitement de l’infertilité, procréation médicalement assistée (PMA), diagnostic préimplantatoire (DPI) et diagnostic prénatal (DPN), contraception et stérilisation et, par extension, interruption volontaire et médicale de grossesse (IVG, IMG). La procréatique fait partie désormais de notre quotidien et se trouve dans le sillage d’une révolution (Bayle, 2009) qui dessine les nouveaux contours de la parentalité postmoderne. Par exemple, la notion d’« enfant désiré », au sens courant du terme, y occupe une place importante. Cette notion converge avec celle de « maternité volontaire » prônée au début du XXe siècle par Margaret Sanger, la fondatrice du planning familial (Sanger, 1920). Sur le terrain, nous découvrons des configurations, qui ne sont pas nouvelles en tant que telles, mais qui interrogent notre pratique clinique. En voici une illustration. Stéphane, 3 ans, est amené par son père à la consultation. Ses parents n’en peuvent plus. Depuis sa naissance, il présente des troubles du sommeil importants et exerce une véritable tyrannie. Lorsqu’il se réveille, il réclame un biberon de lait et ses pleurs sont incessants tant qu’il ne l’a pas obtenu. Mais il pose aussi ses conditions et rituels. Ce biberon doit être préparé à la cuisine par sa maman et par elle seule, en sa présence, puis celle-ci doit le lui donner sur ses genoux, dans ce même lieu et dans nul autre. Stéphane boit alors lui-même son biberon… Durant l’entretien, le père de l’enfant m’apprend que sa femme a eu tout d’abord deux grossesses interrompues, survenues à la suite d’oublis de pilule. C’est lui qui ne voulait pas d’enfant. Ils avaient 20 ans tous les deux. « C’était trop tôt », explique-t-il. Puis le couple a souhaité un premier enfant et une petite fille est née, « désirée » par le couple. Deux ans plus tard, Stéphane est conçu à la suite d’un nouvel oubli de pilule. Le père ne veut pas d’un autre enfant à ce moment-là et demande à sa femme d’avorter, mais celle-ci refuse. Stéphane vient au monde. Son père semble l’avoir accepté, cependant les troubles du sommeil de l’enfant sont volontiers l’occasion de conflits au sein du couple, en pleine nuit, devant Stéphane qui ne parvient pas à se rendormir : les parents se disputent alors au sujet de l’interruption de grossesse qui n’a pas eu lieu, explique le père de Stéphane. Histoire banale à laquelle nous devons prêter attention, nous pouvons penser que cette scène confronte ce jeune enfant à la question existentielle de sa venue au monde, dans une tension qui oppose son père et sa mère. Ce père n’est pas un monstre, loin s’en faut, mais il semble se référer au modèle social de l’« enfant désiré », peut-être à des fins défensives. La mère de Stéphane n’est pas davantage une femme irresponsable : qui oserait lui reprocher d’avoir accueilli cet enfant qui n’était pas attendu, mais qu’elle a peut-être authentiquement désiré, inconsciemment ?
L’enfant dit « désiré », paradigme d’un accueil sécure ?
Dans la société d’aujourd’hui, la notion d’« enfant désiré » sous-tend l’espoir d’un meilleur accueil de l’enfant. Les enfants seraient d’autant plus aimés qu’ils auraient été vraiment désirés par leurs parents. Le terme « désiré » est ici entendu dans un sens assez large, qu’il n’est pas si facile de définir car il prend en compte des réalités différentes, tant psychologiques que sociales ou matérielles. Disons que l’enfant désiré est le fruit du désir commun des parents d’avoir un enfant. Mais de quel désir s’agit-il ? L’enfant désiré vient au moment où ses parents aspirent pleinement à sa venue, ils ont envie de cet enfant au moment où ils le conçoivent, ils le désirent. Cette notion reste toutefois ambiguë, car elle est généralement assimilée à celle d’un enfant planifié ou programmé. Elle tient assez peu compte d’une distinction qu’il y aurait lieu de faire entre désir conscient et désir inconscient. La venue au monde de l’enfant « désiré » est plutôt le fruit d’un cheminement et de décisions conscientes des parents. Elle couronne un parcours volontaire et répond à un certain cahier des charges. Ses parents ont choisi de le concevoir parce qu’ils se sentent prêts à l’accueillir sur les plans physique, psychologique et social, affectif et matériel. Notre modèle social laisse entendre qu’un tel enfant « désiré » ne sera pas rejeté. L’enfant n’est plus ce fardeau inattendu qui s’imposait autrefois à ses parents, en particulier à la femme.
Cette logique apparemment pleine de bon sens mérite pourtant une lecture critique. En effet, favoriser la naissance des enfants désirés suppose une sorte de « prix à payer » : celui de leur sélection avec, pour conséquence, l’élimination des enfants « non désirés » dont la société pense volontiers qu’ils ne seront pas heureux. Ainsi, certains parents se sentent jusqu’au devoir moral d’interrompre la gestation d’enfants qui ne seraient pas désirés, car ils pourraient être malheureux en ce monde – « Il ne faut pas mettre au monde un enfant pour qu’il soit malheureux ! » Ce discours est entendu en consultation… Le paradigme de l’enfant désiré ne repose donc pas sur un accueil inconditionnel de l’enfant, qui pourrait pourtant constituer une composante fondamentale de l’amour parental. Il est plutôt le résultat d’un accueil sous condition. Les parents sont implicitement encouragés par la société à ne laisser advenir à l’existence que les enfants qu’ils auront désirés. « C’est un enfant désiré ? », s’entend-on dire à la maternité. « Vous voulez le garder ? » La parentalité postmoderne repose sur cette logique subtile de soumission de l’enfant conçu au désir parental, de programmation et de sélection des enfants désirés, et de fait d’élimination des enfants non désirés.
Ces nouvelles coordonnées de la conception des enfants sont désormais profondément ancrées dans nos mentalités : impossible pour la société d’aujourd’hui de s’affranchir des techniques procréatiques, d’où l’expression « société procréatique » que j’ai employée (Bayle, 2009). Quels sont les effets de cette logique sur l’enfant ? Sa venue dépend du désir des parents de le faire naître. Ces conditions sont-elles vraiment gage de sécurité affective ? Les uns viennent au monde et les autres disparaissent par la volonté des parents et l’entremise médicale. Ce pouvoir exorbitant est l’une des caractéristiques de la parentalité postmoderne. Il convient d’en penser les effets.
Pour Marcel Gauchet qui a analysé le phénomène sous l’angle de l’individuation psychique de l’enfant du désir, « [l]e bouleversement est gigantesque. Il change de fond en comble les conditions de l’advenue à soi » (Gauchet, 2004, p. 114). Si le fait d’avoir été désiré par ceux qui lui ont donné le jour apporte sans doute à l’enfant une incomparable estime de soi, beaucoup d’enfants y puiseront un doute, une incertitude sur eux-mêmes. « Suis-je celui que mes parents ont désiré ? » Il ne s’agit pas ici de l’impact d’une éventuelle déception parentale, mais du doute structurel que suscite la simple force de l’investissement parental : « Suis-je tel que j’étais espéré ? » De tels questionnements ouvrent en fin de compte sur une angoisse vertigineuse. « Plus je suis sûr que j’existe par leur désir, plus je mesure que j’aurais pu ne pas exister. » L’enfant non désiré d’autrefois avait au moins l’avantage de devoir sa vie à la vie, explique le philosophe. « L’existence de l’enfant du désir est entièrement suspendue, en revanche, à l’intention qui a mû ses auteurs ; elle ne tient qu’à son fil. Aussi est-elle habitée par un sens suraigu de sa contingence et de sa précarité. Aussi est-elle travaillée par un besoin inextinguible de confirmation de ce désir sur lequel elle repose » (ibid., p. 117-118). Nombre d’enfants du désir ne sauront jamais bien qui ils sont, ni ce qu’ils veulent. Quelque chose leur aura fait défaut pour acquérir ce Soi, pour devenir eux-mêmes. Ils resteront à perpétuité des êtres dépendants du désir qui les a amenés à la vie, à la fois pleins d’amour pour les auteurs de leurs jours, mais aussi parfois « pleins d’une haine indicible à l’égard de ce don de l’existence qui leur interdit d’être » (ibid., p. 120).
Surproduction, sélection et surconsommation embryonnaire : une parentalité sur fond d’insécurité existentielle ?
En réalité, une analyse scientifique des biotechnologies procréatiques montre la logique plus globale de « surproduction », de sélection et de « surconsommation » embryonnaire (ou fœtale) que sous-tendent ces pratiques. La procréatique repose objectivement sur une instrumentalisation de l’enfant à naître. De quoi s’agit-il ? Sans revenir sur une analyse détaillée de ce phénomène (Bayle, 2009), citons quelques chiffres. Il faut concevoir in vitro cent embryons pour permettre la venue au monde de trois à cinq enfants vivants (en fécondation in vitro avec ou sans congélation embryonnaire). En France, dix ans de pratique de la fécondation in vitro au rythme actuel (dix mille enfants par an) nécessitent la production de 2,2 millions d’embryons humains, chiffre vertigineux ! Toujours dans notre pays, la contraception par stérilet surproduit et surconsomme vraisemblablement quelques millions d’embryons humains par an, en raison de l’activité antinidatoire de ce mode de contraception. Les deux cent mille interruptions volontaires de grossesse annuelles pratiquées depuis 1975 au cours des dix ou douze premières semaines de grossesse représentent l’élimination de 7,4 millions d’enfants à naître, soit une population d’environ 4,5 millions d’enfants non désirés qui seraient nés si ces IVG n’avaient pas été pratiquées… Le diagnostic prénatal de la trisomie 21, de plus en plus performant, aboutit dans 95 % des cas à la pratique d’une IMG.
Les racines inconscientes de la parentalité postmoderne plongent dans ces statistiques incontournables et pourtant refoulées. Il s’agit d’en comprendre les effets pour les vivants.
En fin de compte, la procréatique contribue à définir quel doit être notre semblable à naître : en quelque sorte, celui-ci n’est pas libre d’être ce qu’il est. En effet, il ne doit pas seulement être désiré de ses parents (contraception, IVG), il se doit aussi de naître en suffisamment bonne santé, c’est-à-dire exempt d’affection sévère jugée incurable (diagnostic prénatal, IMG). Ces pratiques médicales postmodernes autour de la venue des enfants conduisent ainsi à une double catégorisation des êtres humains. Un clivage apparaît d’une part entre les enfants à naître désirés et ceux qui ne le sont pas et, d’autre part, entre les enfants en suffisamment bonne santé et/ou curables et ceux qui ne le sont pas. Les uns sont alors jugés dignes de vivre alors que les autres ne le semblent pas tout à fait. Les enfants à naître de la société procréatique sont ainsi loin d’être égaux entre eux… Le semblable qui s’impose aux parents postmodernes et que ceux-ci ont en quelque sorte le devoir de procréer et de faire naître doit être désiré et en bonne santé. Certes, cette double contrainte s’exerce « librement ». Cependant, ne faut-il pas y lire une forme de violence sociale, dont l’enfant comme les parents font les frais ?
Parler de « violence sociale » n’est pas une vue de l’esprit lorsqu’on prend le temps d’observer le sort réservé, par exemple, aux enfants atteints de trisomie 21, enfants qui ne sont en rien condamnés au malheur pour peu qu’on veuille les accueillir. Le dépistage prénatal de l’affection dont ils sont porteurs concourt peu à peu à l’extinction du groupe auquel ils appartiennent. J’ai pour ma part employé le terme de « génocide libéral » pour parler de ce phénomène (Bayle, 2009, p. 162), qui ne s’exerce en rien sur un mode totalitaire, mais qui aboutit progressivement à l’élimination de plus en plus « performante » de ce groupe d’êtres humains génétiquement discriminés. Alors qu’un budget non négligeable est consacré au dépistage et à l’interruption de grossesse des enfants à naître porteurs de trisomie 21, aucun budget de l’État n’est consacré à la recherche sur cette maladie de l’intelligence dont la compréhension pourrait permettre des avancées médicales majeures dans le domaine de la déficience mentale.
Reste à mieux comprendre les enjeux de ces contraintes sociétales sur les individus. La clinique psychopathologique nous offre une piste possible. Concrètement, l’enfant désiré de la société procréatique est confronté à des pertes embryonnaires ou fœtales qui prennent place dans sa biographie.
L’enfant désiré et la clinique de la survivance périnatale
Voici une deuxième vignette clinique, que j’ai souvent citée (Bayle, 2003, 2005, 2009), car elle m’a permis d’apercevoir pour la première fois une psychopathologie de la survivance prénatale (ici, diachronique). L’homme, âgé d’une cinquantaine d’années, révèle dès le premier entretien qu’il a été conçu après une série d’avortements provoqués. « Ma mère a réussi à faire passer les autres, mais pas moi ! », explique-t-il… Et il exprime dans de multiples registres son sentiment permanent d’être condamné à survivre. Il ne supporte pas de survivre à ses deux frères, tous les deux décédés. Il raconte également qu’il a la peau dure, car il a fait huit états de mal asthmatique ayant nécessité des séjours prolongés en réanimation. Il ne ressent aucun intérêt pour cette vie et n’a jamais été satisfait de vivre. Il dit cependant qu’il s’est toujours considéré comme « quelqu’un d’à part », au-dessus des autres. Il fait également des calculs à partir des âges de ses frères dont il déduit qu’il vivra très vieux, « jusqu’à 96 ans », malgré sa maladie, comme s’il était capable d’être immortel. Dans cet exemple clinique, les trois dimensions caractéristiques du sentiment de survivance, sur lesquelles nous reviendrons plus tard, semblent se côtoyer : le sentiment d’être exceptionnel traduirait le sentiment de toute-puissance ;l’insatisfaction à vivre serait l’expression d’un sentiment de culpabilité inconscient ; enfin, les états de mal asthmatique pourraient correspondre à la mise à l’épreuve de la survie – notre homme se trouve régulièrement aux confins de la mort, puis il survit, et raconte avec fierté que les médecins n’en reviennent pas. Face à une telle observation à l’âge adulte, il s’agit d’être extrêmement prudent quant à l’affirmation d’un lien de causalité entre le contexte mentionné (la conception de cet homme après une série d’avortements provoqués) et la psychopathologie mise en évidence. Nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses sur la façon dont le contexte conceptionnel a pu contribuer à l’expression de la problématique psychopathologique observée. Une hypothèse possible serait celle des interactions parent-enfant. Elle implique l’impact de ces phénomènes sur le déploiement des interactions affectives et fantasmatiques au fil du développement de l’enfant.
Il est possible de voir plus finement comment les embryons ou les fœtus qui n’ont pas survécu marquent les interactions parent-enfant, dans le cadre des procréations médicalement assistées. Voici quelques exemples. Muriel Flis-Trèves raconte l’histoire d’Éliane et de sa fille Constance, conçue après fécondation externe, congélation et transfert d’embryon. Quatre embryons se sont développés. Les trois embryons transférés immédiatement ne sont pas parvenus à s’implanter. L’embryon restant a été congelé et s’est développé lors de sa réimplantation ultérieure. « Aux yeux de son père comme à ceux de sa mère, Constance est l’enfant, elle est un être à part qui doit imposer l’admiration, car elle a réussi à surmonter l’épreuve, le rite de passage de la congélation, pour prouver sa capacité à vivre » (Flis-Trèves, 1998, p. 74). Ainsi, cette épreuve du froid, qui comporte un risque important de perte embryonnaire, semble conférer à l’enfant conçu un caractère exceptionnel, d’être à part qui n’est pas sans rappeler l’observation précédente. Nous voyons ici comment l’enfant semble investi par sa mère sur un mode mégalomaniaque : c’est un être exceptionnel ! Même sorte d’investissement parental pour Damien, enfant très désiré conçu après fécondation in vitro et congélation. La mère explique : « Il a survécu, il a été le plus fort, subir tout ça et vivre… après de telles épreuves, ce fut un miracle, un vrai miracle ! » (Bayle, 2005, p. 300). Autre exemple, celui de cette femme dont l’enfant est né après une fécondation externe et qui lance subitement au cours d’une fête de famille : « Je me demande bien où sont passés les deux autres ? » Elle fait allusion aux deux autres embryons perdus, qui ont été implantés en même temps que l’enfant survivant. Ici, la biographie conceptionnelle et l’évocation à peine consciente des disparus semblent réveiller un mouvement de culpabilité. Autre exemple encore. Enceinte de triplés, Régine a dû se résoudre à la pratique de la réduction embryonnaire, c’est-à-dire la suppression de l’un des fœtus. Mère de deux filles jumelles, elle est persuadée que l’enfant disparu était aussi une fille. Celle-ci envahit constamment ses rêves et sa vie quotidienne. Quand elle donne à manger à ses deux enfants, elle pense à nourrir le troisième. Si elle achète des vêtements, elle s’arrête juste à temps avant d’en choisir pour une autre fille (Flis-Trèves, 1998). Ici, l’investissement des jumeaux vivants se heurte au « fantôme[1] » du fœtus mort qui envahit la mère d’une culpabilité lancinante.
Revenons sur l’observation détaillée de Damien telle qu’elle m’a été rapportée par son éducatrice, Michèle Bibé (Bayle, 2005). Ses parents consultent, car Damien fait colère sur colère. Il se roule par terre, ne supporte aucune frustration, il n’a aucune limite, c’est un « enfant impossible », comme l’explique sa mère. Les parents s’interrogent, ils se disent déçus. « C’était un aboutissement d’avoir cet enfant. Qu’est-ce qu’on a raté ? Maintenant on se dit : “On a forcé la nature, on le paie !” » Nous repérons ici la place qu’occupe la culpabilité au cœur des relations parents-enfant. Les parents se dévouent totalement à leur fils qui impose sa loi et ne tolère aucune opposition : il prend, en cas de résistance, un ton péremptoire, fait la grosse voix ou se met en colère. Dans les jeux, son père évite qu’il perde afin de ne pas déclencher de crise. Et Damien d’affirmer : « Je suis le premier, le plus fort ! » « Je peux tout faire, je pense que je sais tout ! » L’investissement mégalomaniaque de l’enfant par ses parents semble s’être reporté sur l’enfant lui-même. Il est renforcé dans sa propre toute-puissance par les attitudes éducatives inadéquates des parents, qui ne posent pas les limites souhaitables alors qu’il faudrait apprendre à l’enfant à se confronter à l’échec pour le surmonter. À la fin de la troisième séance, en quittant la salle d’entretien, Damien court à toute vitesse dans le long couloir qui mène à la sortie et heurte violemment la porte, en pleine face. Il en est tout étourdi, comme incrédule, comme s’il avait pensé pouvoir faire tomber la porte ou la traverser. Prise de risque ? Damien regarde les soignants sans dire un mot, comme rempli d’interrogations. Une telle situation n’est pas rare… Lorsqu’il évoque ses relations avec les enfants de l’école, Damien se vit agressé ou abandonné : « Ils ne veulent pas jouer avec moi ! », explique-t-il, incapable de discerner sa propre part dans les disputes, les bagarres ou les agressions directes. Il semble vivre comme une persécution les relations à ses pairs. Au fil des rencontres, l’évolution est sensible. La vie à la maison n’est plus évoquée comme étant impossible. Le père affirme son autorité. La mère se sent plus affectueuse avec son enfant sans être pour autant fusionnelle. Les parents, qui tous deux stimulaient fortement les apprentissages, nuancent leur position. Ils se réjouissent du plaisir partagé avec leur enfant et perçoivent maintenant ses centres d’intérêt en adéquation avec son âge. Pendant longtemps, Damien avait été pris dans un discours d’enfant-héros donnant à toute gratification, tout compliment une dimension extraordinaire. Les difficultés d’endormissement persistent cependant et le coucher s’accompagne de rituels interminables, jusqu’au jour où, comme le raconte le père avec beaucoup de satisfaction : « Je suis parvenu à l’apaiser, il s’est endormi tranquillement […] je lui ai raconté qu’il existait plusieurs petits anges au ciel qui veillaient sur lui et allaient l’aider à s’endormir […] Ça a marché ! J’en suis encore tout surpris ! » Damien approche de ses 4 ans… Son père vient de transmettre à Damien un élément sans doute important de sa biographie prénatale sur un mode qui participe peut-être à l’idéalisation des embryons disparus. À l’école, Damien accepte le cadre et s’y structure. Enfant éveillé et curieux, il profite des apprentissages. Les relations avec les autres enfants s’améliorent. Des moments critiques demeurent néanmoins et le vécu persécutif persiste.
Sur le plan psychopathologique, comme l’illustrait notre deuxième vignette clinique, la survivance comprend trois dimensions qui ont leur articulation logique (Bayle, 2005). La première dimension est celle de la toute-puissance, ou perception mégalomaniaque de l’existence. Elle se rattache à l’idée sous-jacente : « J’ai survécu, je suis vivant et les autres sont morts, j’ai en quelque sorte vaincu la mort, je suis plus fort que tous ! » La deuxième dimension se rattache à un mouvement de culpabilité : « Si je suis en vie, c’est parce que les autres sont morts ; si je n’étais pas là, un autre vivrait à ma place ; donc je suis responsable de sa mort. » La confrontation de ces deux mouvements contradictoires se traduit par un besoin d’éprouver la survie, par exemple en se confrontant à la mort par une prise de risque. C’est la troisième dimension de la survivance (Cyrulnik, 1999). Du côté parental, ces structures psycho-logiques de la survivance semblent s’énoncer d’une façon analogue, non seulement sur le mode de l’investissement mégalomaniaque, mais aussi de la culpabilité, comme nous l’avons vu dans les exemples cités. J’ai observé pour ma part cette clinique de la survivance conceptionnelle et périnatale sur une cohorte d’une dizaine de cas (PMA, post-IVG, fausses couches à répétition) issus soit de ma pratique, soit de celle de confrères, auxquels s’ajoutent les observations de jumeaux ayant perdu leur jumeau (Bayle et Asfaux, 2013). Il n’est aucunement question de généraliser ces observations à l’ensemble des enfants issus de PMA ou conçus après une série d’IVG. Cette clinique mérite cependant d’être connue et analysée. Il ne faut pas non plus limiter l’impact psychique des pertes embryonnaires et fœtales à cette question de la survivance. D’autres aspects sont certainement à découvrir ou à prendre en compte.
Conclusion
La procréatique marque de son empreinte la parentalité postmoderne. Mais serait-elle en fin de compte une utopie trompeuse ? Cette révolution biotechnologique nous a promis un monde parfait : les enfants y sont désirés et naissent en bonne santé ; seul l’amour unit le couple et sa sexualité, désormais affranchie des tabous culturels, n’a de cesse de s’épanouir librement… Pourtant, ne faut-il pas juger la procréatique à ses fruits ? Elle a contribué au rééquilibrage nécessaire de la relation homme-femme, mais a-t-elle vraiment permis au couple et à la famille de trouver son équilibre et son épanouissement ? L’harmonie reste incertaine. Le nombre de désunions, de familles monoparentales et de familles recomposées peut-il être imputable à cette logique, et pourrait-on alors le considérer comme un indice du succès de la procréatique ou de son échec ? La logique de la procréatique aurait directement des conséquences sur notre manière d’envisager la parentalité et l’enfant. L’ébranlement légitime du rapport de domination homme-femme a favorisé un autre rapport de domination, qui se tourne désormais en direction de l’être humain conçu. Objet de « surproduction », de sélection et de « surconsommation », l’enfant à naître pourrait en faire les frais, comme s’il était coupable des malheurs de ses parents.
Tabou de la société postmoderne, objet de refoulement, la
« production » des embryons et des fœtus humains pose bien évidemment
la question difficile de leur statut philosophique. Mais nous devons aussi nous
interroger sur les effets de cette logique instrumentale et mortifère sur la
psychologie individuelle et sociale. Les pertes prénatales liées aux avancées
techniques de la procréatique s’inscriraient dans la biographie des vivants, au
risque de difficultés psychologiques encore mal évaluées pour lesquelles le
modèle de la survivance mérite d’être interrogé. L’enfant désiré est en réalité
soumis au pouvoir exorbitant de ses parents et de la société, qui s’est arrogé
le droit de décider, durant la période prénatale, de sa vie ou de sa mort. Un
tel pouvoir ne peut manquer de retentir sur la relation parent-enfant. Ne
représente-t-il pas un facteur d’insécurité affective pour l’enfant
conçu ? Comment l’enfant se situe-t-il face à la destructivité de ses
parents et de la société, destructivité dont il aurait pu faire les
frais ? Comment ne pas y lire une forme de violence sociale ?
Celle-ci pourra-t-elle générer des processus créatifs comme ceux que Cyrulnik
voit naître des traumas ? L’« enfant désiré » est finalement le
paradigme séduisant mais peut-être utopique de la procréatique contemporaine.
Ne mérite-t-il pas un accueil plus sécurisant ? Comment survivra-t-il aux
fantômes des disparus ? Ne devons-nous pas partir à la recherche d’un
nouveau paradigme, capable de construire autrement notre regard sur la sexualité
et sur la procréation humaine ?
[1] Au sens « courant » du terme, littéraire, et non au sens psychologique développé par Abraham et Torok, ce qui supposerait une autre démonstration (NDLR).
Auteur de l'article
Benoît Bayle
France | Psychiatre, docteur en philosophie.
Ses publications